Des titans et des mosquées : les alhadji transporteurs de Parakou, héritiers des Wangara?

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Titre
Des titans et des mosquées : les alhadji transporteurs de Parakou, héritiers des Wangara?
liste des auteurs
Denise Brégand
Journal
Islam et sociétés au sud du Sahara
numéro
11
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39
dernière page
54
Date
1997
Langue
Français
Wikidata QID
Q113527810
Couverture spatiale
Bénin
extracted text
BÉNIN

DES TITANS ET DES MOSQUÉES
LES ALHADJI TRANSPORTEURS DE PARAKOU,
HÉRITIERS DES WANGARA 1 ?
Denise Brégand *

Depuis au moins cinq siècles, Je Borgou (au nord de la république
du Bénin) est traversé par des pistes orientées d' est en ouest qui , jusqu'à
la première moitié du XX' siècle, constituèrent J'axe du commerce caravanier entre Je pays hausa et Je Ghana. La piste ouverte par le Sarkin
Kano Burja (1438-1452) 2 reliait Kano à Bighu, Je pays de J'or. Dans Je
sens Kano-Bighu , les caravaniers transportaient Je sel, la potasse et les
produits de J'artisanat hausa, dans Je sens Bighu-Kano, J'or et la kola.
Marchands d'esclaves, ils utilisaient ces derniers comme porteurs et
comme esclaves domestiques. Les wangara - nom par lequel les auteurs
arabes désignaient les commerçants mandingues, et par lequel ils s'identifient eux-mêmes encore aujourd'hui - , islamisés au contact des
commerçants berbères et arabes au débouché des pistes transsahariennes,
ont introduit l'islam dans Je Borgou.
Bien que la colonisation n'ait pas entraîné de rupture totale dans les
activités commerciales 3, les récits des anciens caravaniers rencontrés lors
de l'enquête de terrain font état de caravanes de moindre envergure que
celles que décrivaient Binger et Clapperton au XIX' siècle.
Les histoires de familles de wangara recueillies à Parakou dans le
quartier qui porte leur nom~ permettent de remonter jusqu' à sept générations à Parakou, ce qui signale une ancienneté d'au moins deux cents
• Université Paris 8.
1. Je remercie Jean-Claude Barbier. sociologue de I"ORSTOM à Pono-Novo (Btmn). pour
sa lecture attentive ct ses suggestions.

2. Palmer. 1967. vol. 3. pp. 109-110.
3. Cc point de vue est controversé. J"affinne pour ma pan quïl n'y eut pas rupture. _car
j"ai abordé cene question avec de vicult caravaniers qui avaient poursuivi leurs activités et disaiau
qu ·en interdisant l<!s razzia des Wasangari. la colonisation avait amené la sécurité sur les ptsle&
Cenes, il faut nuancer : tous les marchan<b n'ont pas pu continuer. et quand le commen.-e_de
traite s ·est développé. ccu:< qui 1" ont pratiqué ont subi la concurrence des Etm:>pêros.. Néanmoans.
ils sont toujours là. et cc sont souvent leurs fils qui MJnt les gros transponeur... Il y eut don<: bien
une continuité.
4. \Vangara est le nom du quanier que les caravaniers ont développé autour ou à CÔI~ du
marché. On l'appelle aussi nwro. A Parakou. on dit le wan.f?ara zongo, tenne bausa qw désigne
le quanier des étr.mgen..

40

Drnüe Brigand

ans sans exclure un e présence plus ancienne. A Djougou ou Ni kki, la tradition des famill es situe leur arri vée beaucoup plus loin dans le temps.
Une partie de ces wangara son t deve nus transporteu rs. Dans
J" enscmble des départements du nord du Bénin, il y a pl us de mille transporteurs dont plus de six cents à Parakou; 360 sont inscrits à l'Union
nationale de tran porteurs du Béni n (UNATRAB ) 5• Toute la ga mme des
entreprises de transports est représentée par les 600 transporteurs de
Parakou, la concurrence est grande, des entreprises font faillite. d' autres
sc montent et disparaissent. alors que des fortunes se sont édi fiées grâce
au transport. Selon leur origine. les propriétaires de titans 6 de Parakou se
répartissent en trois groupes :
- Ceux qui sont issus du quartier 1\"(/llgara de Parakou : leur père
était déjà transporteur ou caravanier ; on dénombre 140 transporteurs pour
les seuls quarti ers Ba Parakpe. Lemanda. Kabassira, Bakinkoura qui
constituent l'essentiel du qu artier wang am 7 • Les plus jeunes ont quitté ta
concession familial e pour s'établir dans des quartiers moins surpeuplés.
- Ceux qui sont fils de wangara d'une autre localité et sont venus
à Parakou, parce qu ' il y avait une demande de transport. Ils ont la même
vision du monde que les précédents.
- Ceux qui ne sont pas wangara. Souvent venus du Sud, ils se sont
installés à Parakou durant les périodes de développement des transports.
Au cours de l' enquête commencée en juillet-août 1995 et poursui vie
en février-mars 1996, je me suis intéressée uniquement aux transporteurs
de Parakou fùs de wangara. installés depuis des générations dans le
Borgou. tout en sachant que les deux plus grosses fort unes sont détenues
par des transporteurs originaires du Sud. Il se trouve que les propriétaires
de titans issus du wangara portent un nom d' honneur : le dyamu qui
permet d' identifier tes groupes soninké ou malinké dans toute l' Afrique
de l'Ouest. Le dyamu indique que leur présence dans le Borgou est
l'aboutissement d' une migration pluriséculaire d'origine sonin ké ou
malinké. Les transporteurs rencontrés apparti ennent aux groupes de dyamu
Mande (ils disent que leurs aïeux sont venus du pays hausa ou du
Bomou) : Ture. Traore. Fofana.
Je distinguerai deux générations d 'a/hadji~ transporte urs :
- Les plus anciens, tes pionniers qui ont maintenant plus de 70 ans,
anciens caravaniers reconvertis dans tes camions, demeurent dans le quartier wangara . Ils ont cédé tes affaires à leurs fils et continuent cepe ndant
de les superviser.

,
5. Information.\ recueillie\ auprès de d -Hadj Mama Adam, di t Discadam. président de
1 UNATRAB : entretien du 2()..02-1996.
6. Les tilans sont d~ camions de 25 ou 30 tonnes. le plus souvent des Berlict.
7. ~ésul~ d:unc: enquête command~ par la carconsc~ptinn. ur:t>ain~.
.
8. J emploaeraJ a/hadji au singulier et au pluriel. car c e~t aans1 qu ais sont dés1gnés dans
le Borgou.

Dr~

titans et des mosq11ées : les athadji transporte11rs de Parako11

41

- Ceux qui ont entre 45 et 55 ans. dont les plus prospères sont fils
de wangara et qui sont en train de devenir des hommes puissants dans
leur quartier.
La thèse ici défendue est que « tradition » et « modernité » ne sont
pas antagonistes dans Je cas des a/hadji. La tradition d' islam pacifique
dont ils sont porteurs a des retombées sociologiques très adaptées au
contexte économique actuel particulièrement difficile, et fait face à
l'émergence des mouvements wahhabites qui se présentent comme
9
« modernistes » .
J'attribue à la « tradition » trois aspects importants dans la vic de cc
groupe : le mécénat coranique, les stratégies éducatives et le désintérêt
pour la politique institutionnalisée.

PRÉSENTATION DES ACTIVITÉS DE TRANSPORT
ET DES CONDITIONS DE LEUR DÉVELOPPEMENT

La colonisation a promu Parakou sur le plan administratif. et le
chemin de fer a favorisé son développement commercial. L'axe nord-sud
a supplanté l'axe est-ouest 10•
Au terminus de la voie ferrée. sur la route goudronnée nord-sud qui
relie le port de Cotonou au Niger, Parakou jouit d' une situation qui a
permis le développement des transports routiers, surtout à partir de la fondation en 1959 de l'Organisation commune Dahomey-Niger (OCDN)
devenue Organisation commune Bénin-Niger (OCBN).
Les commerçants ont saisi cette possibilité nouvelle qui s'offrait à
eux avec le développement des transports routiers, en mettant au service
de cette activité leur héritage commercial et culturel.
Ces a/hadji ont souvent commencé leurs activités de transport au
Niger à la fin des années 1950 et durant les années 1960, comme
chauffeurs à la Société nationale des transports nigériens (SNTN).
Dans le cadre de I' OCBN. les importations à destination du Niger
sont débarquées au port de Cotonou (réaménagé en 1965). chargées directement sur les camions, ou transportées par wagons jusqu'à la gare de
Parakou où les camions prennent le fret. Ce sont les transporteurs
ni gériens qui effectuent la plus grande partie des transports à destination
du Ni ger.

.

9. Je soutiens par ailleurs la thèse suivante : le Borgou. parce qu'il n' a j3mais été envaha.
par le~ Asky;~ onghay au xvt· sièck. ni par O. dan Fodio au début du XIX' ~iècle. grâce à
l' efficacité guerrière des \V;t~ang;~ri, a été une zone de repli pour des musulmans pourchassé~ pour
leur. convictions religieu~es opposées ;tU prosélytisme par la guerre.
10. En 1935. il y avait 2 736 habi tants à Parakou (6 000 à Djougou. 3 t 1-l à Kandi)
Jusqu'à l'arrivée du chcmm de fer en 1937, Pamkou n'était pas un centre commercial de première
imponance. En 1961. Pumkou atteignait 61 000 habitant~ (Djougou 9 500). et compte actuellement
Il 0 000 habitants. reléguant loin derrière Djougou ct Kandi.
111

42

Denise Brégand

Tous les interlocuteurs ont déc laré que le urs affaires avaient décollé
durant les années 1973-1975 : ceux qui étaient au Niger en revienne nt, les
plus jeunes se lancent dans les transports à ce moment-là.
Le contexte économique régional était alors favorable a u commerce.
Au Nigeria, l'augmentation du prix du pétrole et l'inflation qui, à partir
de 1975, accompagne la hausse spectaculaire des salaires. ont susc ité dans
ce pays une demande importante (demande déjà perce ptible pendant la
guerre du Bia fra, pour des raisons différentes), qui a favori sé Je déve loppement du commerce transfrontali er à partir du Bénin et du Niger ; les
produits réexportés au Nigeria à partir du Niger sont débarqués à Cotonou
et transitent par Parakou. Cependant les commerçants du nord du Bénin
réexportent beaucoup moins que ceux du Niger en direction du Nigeria.
En 1973, le prési dent Kerekou a décrété la politique de réexportation,
qui consistait à importer plus que les besoi ns du pays. dans le but de
réexporter le surplus. Le pays s' ouvre ainsi à tous les marchés mondiaux,
et privilégie les importations de produits de luxe (essentiellement les
tissus et les cigarettes), de produits ali mentaires transformés et de
céréales, en particulier de riz américain. Ces importations alimentaires
sont stimulées par la famine qui sévit dans le Sahel 11 • Le Bénin exporte
des produits vivriers dont la production est excédentaire : pour le Borgou,
l'igname et le maïs 12• Par ailleurs. dans les années 1975-1980, le tran s port
était florissant au Niger grâce à l'uranium dont la SNTN assurait le transport au départ des mines.
A partir de 1975, de nouvelles conditions d 'accès au cré dit accompagnent la politique de réexportation. Tous les transporteurs interrogés ont
mentionné la politique de crédit, très favorable à cette époque. Ces
mesures ont permis à ceux qui di sposaient d'un petit capital de départ,
souvent constitué en travaillant comme chauffeur à la SNTN ou g râce à
leur premier véhicule qui était une 404 Pe ugeot « bâchée», d'emprunter
le complément nécessaire à J'achat d ' un camion. Le prêt s ur parole, pratiqué depuis les débuts du commerce caravanier, tout en se pours uivant,
n'exclut pas Je recours aux banques. Jusqu' à la fin des années 1960, une
grande partie des transports était effectuée pa r des transporteurs fran~ais.
Quand ils en ont eu la possibilité, les chauffeurs ont racheté les camiOns
à crédit à leur ancien patron.
,
En avril 1984, Je gouvernement du Nigeria issu du coup d ·Etat du
31 décembre 1983 décide la fermeture des frontières ; ces mes ures dureront jusqu'en 1986. Les activités de réexportation sont en crise au Bé nin ,
mais se poursuivent clandestinem ent tandis que se déve loppe l'importation
Il. Cf. Comité d'information Sahel ( 1973).
12. Cf. John O . Igue et Bio G. Soule (1992). Ce~ auteurs analy~enl très bien les échanges
transfrontal1ers et ont eu accès à une documentation st.atistique imponante, mais quand il s'agit
du Nord, ils ignorent 1~ traditions commerçant~ des wangara qui sont justement les mieux
placés (ceux de dyamu Mande en paniculier puisqu'ils font panic de réseaux incluant les marchands du pays ha~).

Des titans

l'l

des mosquées : les alhadji transporteurs de Parakou

43

massive des produits industriels nigérians. L' importation clandestine de
produits pétroliers et industriels divers continue d'alimenter le petit
commerce dans des proportions importantes.
Le président Kerekou, en organisant la commercialisation des
produits agricoles a permis aux transporteurs de passer des contrats avec
la Société nationale pour la promotion agricole (SONAPRA) : le transport
du coton constitue la part la plus importante et la plus sûre des activités
de transport, il mobilise les titans six mois par an. C'est Je coton qui a
réellement stimulé Je développement des transports. Ainsi, l'intervention
de J'État et la volonté de promouvoir une économie socialiste ont-elles
favorisé le développement du secteur pri vé.
Durant les dernières décennies, le transport est le secteur économique
qui a permis une accumulation de capital. Les a /hadji transporteurs ont
commencé à di versifier leurs activités : investissement dans la terre,
construction de villas à louer, commerces de motos, de « divers », boulangeries. Une partie de leurs bénéfices est redistribuée au sein de leur
famille et dans leur quartier ; ils financent la construction de mosquées,
aident les écoles coraniques, se constituant ainsi la réputation de bon
musulman et le capital social indispensables au bon déroulement de leurs
affaires.

LES ALHADJI. HOMMES PUISSANTS DANS LEUR QUARTIER
LA CONSTITUTION DU CAPITAL SOCIAL

Dans leur concession, outre leurs épouses et leurs enfants, ils prennent en charge de nombreux parents, en particulier les neveux. Conformément aux règles de la société africaine, celui qui a réu ssi aide sa
famille et doit faire face à tout problème qui se présente. Ceci n'est donc
pas spécitïque aux a/hadji transporteurs. En revanche, pour assurer leur
prestige social, ils sont dans l'obligation de poursuivre la tradition de
mécénat coranique des wangara sous différentes formes : construction de
mosquées. aide aux écoles coraniques, pèlerinages à La Mecque offerts à
des dépendants, distribution de vivres aux nécessiteux.
A Parakou, une vingtaine de a/hadji ont financé des mosquées. Posséder sa mosquée est signe de richesse et facteur de prestige 13 • Dans leurs
discours et dans leurs représentations, ils ont intégré les valeurs des générations précédentes.
Dans chaque quartier, une mosq uée - qui peut être une mosquée
zuma, la grande mosquée pour la prière du vendredi (Parakou en compte
13. Un transporteur non musulman mc dit : .. Pour eux. construire une mosquée. c'est
comme posséder une Rolls-Royce. » Les a/hadji. quant à eux. multiplient dans les entretiens l_es
déclarations de soumb sion à r islnm. Mon intérêt n·est pas centré sur le degré de leur sincénté
religieuse. mais sur les représentations ct les vah!urs qu ·ils affichent. et qui sont dominantes dans
cc milieu.

44

Dt'llise llrégantl

Mosquée du quartier Ga

sept) - a été entièrement ou partie llement payée par un transporteur. A
part celles qui furent reconstruites dans le quanier wangara, les nouvelles
mosquées se trou vent e n général à côté de la concession o u à côté du
garage; c 'est ainsi que s'offrent au regard ces ta bleaux é tonn ants
d'énormes camions garés devant une mosquée, le capot soul evé parce
qu'on y fait de la mécanique.
Les transporteurs de la première génération pra tiqu aie nt déjà le
mécénat coranique ; l'un d'eux dit à propos de la mosquée zuma de son
quartier : «Ce sont nos mosquées qu ' ils reconstrui sent en matériaux durs,
nous les avions construites en banco. » Certains jeunes a/hadji ont fait
r~onstruire la mosquée du quarti er de le ur père encore vivant. Les plus
nches en ont financé plusieurs : celle de leur quartier, celle du quarti er
ou de la ville de leur fami lle, et ils apportent des aides à des
constructions de mosquées dans les villages, s'assurant ainsi une position
dominante.
Ils chiffrent le coOl d ' une mosquée à plusieurs millions de FCFA.
L.' un d~eux annonce 8 millions, ce qui est justement le prix d ' un titan
d occas10n avant la dévaluation.
Construire une mosquée est facteur de respectabilité : à la prière du
vendredi, l'imam appelle le nom du ou des donateurs. C'est dans sa mosqu.ée que le a/hadji peut se montrer aux gens du quartier qui viennent
pncr. Certa ins envisagent de rémunérer un imam, ce qui n' étai t pas dans

Dt•s titans et des mosquées : les alhadji tramporteurs tle Parakou

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les m.ages jusqu'à présent, même si l'imam bénéficiait de la générosité du
donateur.
Les a/hadji ont souvent fait eux-mêmes plusieurs pèlerinages à La
Mecque (le plus grand nombre déclaré est 28). Ils offrent en outre tous
les ans des pèlerinages à quelques dépendants : nécessairement des
membres de leur famille, ct des collaborateurs. Ils peuvent participer partiellement au paiement de billets d'avion. Ils apportent également leur
aide financière aux écoles coraniques.
Tous les jours, ils donnent aux nécessiteux de leur quartier : distribution de nourriture aux enfants le matin, sacs de maïs ct de mil répartis
entre les familles dans Je besoin ; il en est de même chez les vieux Ivangara du quartier du marché dont Je train de vie est plus modeste. Cela
relève du devoir religieux, mais aussi du principe de redistribution qui,
dans la société du Borgou, est à la foi s devoir et facteur de prestige. Les
plus démunis dépendent d'eux pour leur nourriture.
Leurs différents secteurs d'activité fournissent des emplois, d'abord
aux membres de leur famille, et dans une moindre mesure à des étrangers
salariés. La réussite dans les affaires d' un de ces membres offre des
débouchés à toute la famille. Les plus âgés font travailler leurs fils, tous
emploient leurs jeunes frères et des neveux comme chauffeurs, mécaniciens, graisseurs ; quelques permanents et des saisonniers travaillent
dans les champs. L'ouverture de boutiques permet d'occuper encore
quelques personnes. Des activités de transformation seraient plus que les
autres créatrices d'emplois. L'entreprise reste une affaire essentiellement
familiale.
Les a/hadji deviennent ainsi les hommes puissants de leur quartier.
Ils sont entourés de dépendants : des parents, ceux à qui ils fourni ssent
un travail, ceux qui fréquentent la mosquée et ont déjà obtenu ou espèrent
obtenir une aide pour un pèlerinage, pour les études de leur fils, ou en
cas de maladie, car les a/hadji sont sollicités à tous propos. Pendant un
entretien, alors que l'interlocuteu r était assis devant sa mosquée, il a reçu
plusieurs fois la visite d' hommes venant demander de l'argent et qui
repartaient avec un billet de 5 000 francs CFA t ~. Un revendeur de pièces
détachées lui a proposé des disques de freins qu'il lui a lïnalement vendus
après une longue discussion. Cette scène illustre à quel point les affaires,
la religion, les liens sociaux restent inséparables encore aujourd' hui.
Interrogés sur les moti vations qui animent leur générosité, ils répondent : « C'est la tradition », « C'est le devoir de tout musulman qui a
réussi», « Ce sont les règles de la société africaine », et certains d'entre
eux disent : « C'est un moyen de préparer mon au-delà pour après la
mort. »

14. Cet homme a la réputation d'être particulièrement généreux.

46

Deni.u Brigand
LES STRATÉGIES ÉDUCATIVES

Comme dan s Je passé, tous les e nfants des IVangara fréquentent
J'école cora nique de quartier. Pe ndant les e nquêtes de te rrain à Parakou ,
j'ai souvent vu dans la maison du a/hadji, un tableau porta nt les
caractères arabes d'un verset du Coran qui té moig nait des cours d' e nseignement religieux donnés à domicile par Je père lui-même o u par un
alfa 15 rémunéré. La plupart des anciens IVangara ont appris à réc iter Je
Coran. sans savoir Je lire et souvent sans en comprendre le sens. Ceux de
la génération suivante savent en général le lire et tie nnent tous à ce que
leurs enfants apprennent correctement l' écriture arabe. Avec le retour des
lettrés qui ont étudié dans les pays arabes, l'exigence d ' une meilleure instruction s'est généralisée.
Les a/hadji transporteurs les plus âgés n'avaient e n général pas été
alphabétisés eux-mêmes. En revanche. leurs enfants ont en majorité fréquenté l'école primaire, et certains ont poursuivi des études secondaires
au lycée ou à l'école franco-arabe. Quelques-uns d 'entre e ux o nt é tudié à
l'université et ont pu entrer dan s la fonction publique à l'époque où
celle-ci offrait encore des emplois.
Il apparaît que trois voies ont été sui vies par les e nfants des transporteurs de la première génération :
- La plupart des fil s ont suivi la voie du commerce et du transport,
car même ceux qui ont fréquenté l'école secondaire re viennent a u tra nsport faute de débouchés, et aussi parce qu ' on y gagne plus d'argent que
da ns toute autre activité. Dans toutes les g rosses entreprises, si un fil s a
un niveau d 'études secondaires, il tient la comptabilité.
La voie coranique pour au moin s un des fil s qui a en général
étudié dans les pays arabes.
- La fonction publique, voire un emploi à J'étranger, pour une minorité qui a poursuivi ses études à l'université.
16
Prenons à titre d'exemple la fa mille d'al-Hadj Ali Wagana ; il parle
ainsi du devenir de ses enfants :
" Tous mes enfants sont allés à J'école, mais certains se sont arrêtés en primaire. Deux d'entre eux ont leur brevet d' étude, et un a son bac. Un autre a son
CAP de comptabilité. Certains ont fait l'école coranique : l'un d 'eux est allé étu~ier en Libye et il est maintenant à Nikki . Il a passé onze ans en Libye, mais avant
tl av~it fréquenté l'école française et obtenu son brevet. Il est directeur de l' école
cor:amque de Nikki. et supervise les villages de N'Dali, Péréré. Buka. Quand il est
amvé à Nikki. ceux qu'il a trouvés n'avaient pas son niveau . Il voulait partir, mais

15. L'alfa est le lettré musulman ; en général il se consacre à la religion. il apprend le
oran aux enfanLS el fabrique des talismans. C'eM l'équivalc:nl du mal/am dans d 'aurrcs régions.
16. Un des premiers transponeurs à Pardkou. Il achèlc son premier camion en 1959. Il esr
u.n des membres fondareurs du syndical des rransponeurs, I'UNATRAB. Enrrcricn du 26-02- 1996
( Jntcrprère : Adam Dibril Moriba).
C

De.t tirans t'/ des mo:.quées : les al hadji transporteurs de l'am kou

47

je lui ai dit de rester, ct de voir, panni les enfants, ceux qui pourraient suivre
l'école coranique. JI les a recensés et en a trouvé trente-trois. Alors. je lui ai
con~truit une petite école de 10 mètres sur 6. Après, on leur a détaché un Arabe
du Caire. qui leur a dit de ~c regrouper, car il y avait cinq écoles dans le quartier.
La population a encore construit deux écoles. Actuellement, il y a prè~ de
500 élèves ct mon fils est le dirccteur 17 • Mes autres fil s suivent les camions. Panni
eux. il y a des soudeurs. des apprentis mécaniciens. J'ai un fils, Ali Marna, souslieutenant de gendarmerie. »

Tous les chefs de lignage wangara ont insisté sur la nécessité d'avoir
un fils qui se consacre aux affaires religieuses et dans toutes les familles
se retrouvent les trois voies. Ces destins perpétuent la tradition des wongara : un des fils sc perfectionnait dans les études coraniques tandis que
les autres poursuivaient le commerce caravanier; ce modèle étudié par
Wilks ( 1968) a un passé dans le Borgou où, dès les débuts du commerce
caravanier, un alfa accompagnait la caravane ; des alfa-s se sont sédentarisés à la demande des chefs.
Maintenant, tous les transporteurs envoient leurs enfants à l'école primaire, et ceux de la seconde génération leur font poursuivre des études
secondaires quand c'est possible. Les plus pieux les envoient à la medersa
Otl ils sont scolarisés en françai s et en arabe. Certains ont des enfants étudiant à Cotonou ou dans des universités étrangères. Tous veulent que
leurs enfants reçoivent une instruction, et pas seulement religieuse : cette
exigence. cette démarche sont un phénomène récent.
Lorsque leurs études seront terminées se posera le problème des
débouchés. Il se pourrait que, de même que dans les campagnes. le retour
à la terre des diplômés (appelés à tort « déscolarisés ») a amené une redistribution des pouvoirs dans les villages (cf. Alber, 1995). la nécessité pour
des fils de wangara diplômés de l'enseignement supérieur de revenir à
l'entreprise familiale conduise à de nouvelles initiatives économiques. Il
ne semble pas que l'on puisse placer dans cette catégorie ceux qui reviennent des pays arabes, car, par le biais de la religion, leur action vise plus
à casser qu 'à améliorer l'organisation des wangara. qui reste forte sur le
plan social et économique.

ABSENCE D'INTÉRÊT
POUR LA POLITIQUE INSTITUTIONNALISÉE

Les riches a/hadji sont sollicités lors des campagnes électorales, car
ils ont la capacité de mobiliser et d' innucncer un grand nombre
d'électeurs. On leur demande aussi de participer aux frais de campagne.

17. Le déroulement de cette carrière montre l'aide apponéc par les pays ar:Jbes.
l'occurrence. il ne s'agit pas de l'innu~ncc de J' Arnbie S~ouditc.

mai~

en

48

Dt'llise Brigand

Ils apportent des aides, ne nient pas qu'ils exercent une influence. mais
ils déclarent ne pas être tentés par l'aventure politique 1N.
Aux é lections lég islatives en effet. il n' y avait pas à Parakou de candidat appartenant à ce mili eu social. Ils se tiennent en dehors des compétitions politiques. e t affirn1ent d 'ailleurs que la politique ne les intéresse
pas. Ils sont pourtant des hommes influents, mais dans d ' autres circuits de
pouvoir. Pa r la redistribution, ils ont acquis un pouvoir dans leur quartier
et mê me a u-de là. Ils aspire nt à élargir leur pouvoir économique. ils sont
actifs dans le ur sy ndicat, par l'intermédiaire duque l ils contrôlent Je secteur des transports. Les plus e ntrepre na nts souhaiteraie nt participer davantage au développement de leur région en se fai sant les promote urs
d 'activités économiques nouvelles.
Le fait qu ' ils ne s'engaoent pas dans la politique ne s ignifie pas
qu'ils soient sans lien avec l'Etat. Nous avons vu qu'ils avaie nt accumulé
l'essentiel de leur capital grâce à des mesures prises par le pre mier gouverneme nt Kerekou : politique de réexportation en 1973, et surto ut prise
en charge de la commercialisation des produits agricoles e t pa rticuli èrement du coton par la SONAPRA. Si l'on y ajoute les transports effectués
pour I'OCBN, l'essenti el de leurs activités dépend d ' un organis me
contrôlé par l'État. D'autre part , les transporteurs comme les propriétaires
de taxi s sont obligés d ' entretenir des rapports particuliers avec les agents
de l'État, douaniers et gendarmes dont les exigences illicites augmentent
leurs charges. mai s ont peut-ê tre permis, dans certaines circonsta nces, de
contourner la loi.
Lors des élections présidentie lles de mars 1996, le so utie n des
a/hadji de Parakou au candidat Kerekou tenai t sans doute à des rai sons
qui n'étaient pas seulement régionalistes (le soutie n au candidat du Nord).
Les a/hadji de Djougou étaient en revanche très e ngagés da ns le soutie n
19
au candidat Soglo. Selon mes interlocuteurs , la plupart des transporteurs
qui soutenaient Je candidat Soglo appartenaient à la Wahhabiya, pra tiquaient la claustration des femmes et ne voulaient pas voir revenir au
pouvoir le président Kerekou qui avait dans le passé interdit cela, sans
succès d 'ai lleurs à Djougou.
Il se pourrait que. comme le mo uvement Yan /zola au nord du
Nigeria, la Wahhabiya encourage une évoluti on plus individualiste a u
détriment du principe de redi stribution qu 'elle combat, se présentant
comme la version moderne de l'islam en Afrique de l'Ouest.

18 Au~ ~le<:tions présidentielles de mars 1996. ils ont souten u M. Kerckou. comme la plupan des gens de Parakou.
19. Je me trouvais à Djougou pendant la campagne électorale, et les tensions étaient vives.
Les allladji tnnsporteurs, en campagne pour le candidat Soglo. ont refu:.é de mc recevoir. car ih

se

~fiaient

Des tiwns et des mosquées : les alhadji transponeurs de Parakou

49

TRADITION OU MODERNITÉ ?

En tant que principaux détenteurs de capital, les a/hadji transporteurs
de Parakou sont des capitalistes, mais ils n·en ont pas « l'esprit » au sens
weberien (Weber, 1967). Le principe de redistribution reste primordial,
alors que pour le capitaliste l'accroissement de son capital est un but en
soi . Il est incontestable que le capitalisme a défait tous les liens ; or les
liens familiaux et sociaux constituent encore aujourd'hui la force de la
société du Borgou. Il y a chez les wangara d'Afrique de l'Ouest un fonds
très ancien d'utilisation du capital à des fins religieuses. En effet, les marchands berbères qui convertirent les premiers wangara à l'islam dans sa
version ibadite accumulaient de l'or afin de le mettre au service de leur
prosélytisme, et la richesse n'était pas le but ultime. Lewicki a publié des
textes ibadites inédits des Xl' et Xli' siècles, parmi lesquels une chronique
anonyme écrite au XI' siècle, le Siyar a/-machayikh, qui raconte l'histoire
d' un négociant ibadite du nom de Tamli ai-Wisyan 20 • J. M. Cuoq a traduit
ce texte :
« Tamli était un homme pauvre à ses débuts. Il était originaire des Kusur
(Djarid). Il entreprit le voyage de Tadmakkat, où il amassa une fortune considérable
[...]. Il sc mit à envoyer chaque année, de Tadmakkat, 16 bourses. chacune contenant 500 dinars. Sur chacune de ces bourses, en cuir de bœuf. était écrit : Bien de
Dieu, à remettre à Abu ' lmran Musa b. Sudrin. père de Harun ai-Hammi aiWi syani pour être remis aux gens de son pays. » (Cuoq. 1958. p. 172.)

Le mécénat coranique n'est pas spécifique aux riches commerçants ct
transporteurs musulmans du Borgou. c'est même un phénomène très
répandu parmi leurs homologues d' Afrique occidentale, en particulier à
Maradi (Niger) où il est bien connu grâce aux travaux d' Emmanuel Grégoire. Cependant ses analyses concernant les a/azai de Maradi ne sont pas
pertinentes à Parakou. On sait que Maradi s'est développée lorsque les
chefs de Katsina. de Kano ct du Gobir s' y réfugièrent lors de la djihad
d'O. dan Fodio au début du XIX' siècle, espérant organiser de Maradi la
reconquête de leurs territoires. Selon E. Grégoire. la conversion des négociants de Maradi « enrichis dans le sillage des maisons de commerce
coloniales» est récente (Grégoire, 1993, p. 87), ils ont trouvé dans l'islam
un cadre favorable à leur négoce et ont suivi l'exemple des marchands de
Kano. Lorsque l'auteur écrit :
« L'essor du grand négoce, en particulier le transit. donna naissance à une
nouvelle génération d'allwzai beaucoup plus modernistes et entreprenants que ceux
qui avaient bâti leur fortune sur la traite arachidière. Ces alhazai consacrèrent des
20. T. Lcwicki rapponc l'anecdote dans Lcwicki (1964. p. 308). La version aral><: du texte
est ~ublié~ so~s le. titre : « Qu.elques extraits inédits relatifs aux voyages des commerçants et des
miSSIOnnaires 1bad1tes nord-afncams au pays du Soudan Occidental el Central au Moyen A ge ''·
Folia Oricntalia (Krakow). 1960. 2. pp. 1-27.

50

Dmise Brégand

sommes importantes à encourager la diffusion de lïslam en assistant les marabout~
et en leur offrant les moyens d'ouvrir des écoles coraniques. e n fai sant construire
des mosquées. offrant ainsi aux fidèles des lieux de prières, en tïnançant des pèlerinages à La Mecque à leurs familles, à leurs proc hes et à des marabouts. » (Grégoire. 1993. p. 87).

il ne précise pas si ces dépenses au service de la religion sont J'effet
de leur modernisme ou s' ils ne font que pours ui vre des pratiques
anciennes.
Certes, à Parakou comme à Maradi, on assiste à J' é me rgence d'une
nouvelle génération d'a/lzadji, mais si J'on veut introduire la problé matique de la « tradition » et de la « modernité », nous nou s trou vons e n
face d'une ambiguïté 21 • La tradition, d ans son usage courant, renvoi e au
passé et s'oppose à la modernité. L'histoire étymologique de «tradition »
rend parfaitement compte de ce qui est ainsi nommé en Afrique : ce qui
se prend et se transmet 22 • Elle ne se fige pas dans Je passé, e lle es t Je
mouvement du passé vers Je présent.
Revenons au système de redistribution des \l'angara et à no tre problématique tradition-modernité. Si nous reprenons la définition que Benveniste donne de « moderne » : « prendre les mesures qui sont a ppropriées
à une difficulté actuelle 23 », si l'on veut parler de modernité a u sens
« d'être de son temps 14 », dans Je contexte actuel de chômage à l'éche lle
planétaire, Je système des wangara qui leur a été transmis, c'est-à-dire la
tradition, est particulièrement adapté. dans la mesure où ceux qui en ont
les moyens mettent en œuvre des actions de solidarité - no n par volontaris me, mais parce que c 'est ainsi qu 'i ls vivent - tout en continuant de
prendre des initiatives économiques pour s'adapter à des conjonctures
nouvelles. La tradition et la modernité cessent, dans ce cas précis, d'être
antagonistes.
Cependant. une é volution vers « l'esprit du capitalisme » n 'est pas
exclue. car Je transport, contrairement au commerce à grande distance, n' a
pas besoin de réseau. et la perception de loyers non plus : il est mê me
tout à fait préférable de n'avoir aucun lien avec ses locataires. L 'avenir
dépendra de la force des liens sociaux face à la log ique capitaliste.
Les a/hadji de Parakou pours ui vent la tradition des wangara partisans d'un islam non violent, lorsqu ' ils œuvrent à la promotion de l'is lam
par les différentes formes que prend leur mécénat coranique, de mê me
que lorsqu'ils affirment leur désintérêt pour la politique. 1. Wilks, enquêtant chez les Dyoula de la région des Volta, constatait da ns les années

21. J'cmploae à do.!>Cin ce . ubManuf en pe!banl aux réflexions de G. Balam.licr (1957).
22. Yo1r Émile BcnvéniMc. 1969. 1. 1. pp. 81-86 cl 97.
23. Définition de med. meme de " moderne " (Benvéniste, 1969, l. Il. pp. 123-1 32. référence p. 127).
24. Modu"t : qua est du lemps de la per~nne qui parle ou d'une époque relalivcmem
réceme (définnaon du Dictionnaire dt la langut' fronça /Je Robert. 1995).

Des titans

t'/

des musquées : les

alhadji tramporteurs cie Parakou

51

1960 les mêmes caractères et les allribuait à l'influence d'al-Hadj Salim
Suwaré :
« A full study of opinions rcgardcd by the Dyula is nceded. ln the absence
of such, 1 would suggest very tentatively thal two fcaturc~ broadly charactcristic of
dyula thought may be deri ved from him : fïrst. the tendcncy to reject jihad. baule.
as an instrument of political change. and second. subscription to the ideal of withdrawal from secular political activity. , (Wilks. 1968 : 179.)

Ceci ne signifie pas qu ' il n' y ait pas des tentati ves de la part des
mouvements wahhabites, à l'instar de l'évolution observée à Maradi et au
nord du Nigeria avec le mou vement Yan lzala. Un événement, dont la
portée le place bien au-delà du simple fait di vers, s'est passé à Parakou
dans le quartier wangara en janvier 1996.
Un transporteur fortuné. apparenté à une famille qui avait occupé le
poste d' imam et en est évincée, a fait construire une mosquée à côté de
la maison du chef de cette famille, qui lui-même n' a pu être imam. L' un
des ti fs de ce dernier revient à Parakou après 15 ans d'études dans les
pays arabes, parmi lesquels l'Arabie Séoudite. rt dénonce l'ignorance de
l' imam djamiou 25 et des alfa-s. Une confrontation verbale a lieu, portant
sur les connaissances islamiques; lïmam djamiou meurt un mois après
que ses compétences islamiques aient été mises en doute. et ses partisans
accusent la fa mille rivale d'être responsable de sa mort. Une manifestation se dirige vers la mosquée du a /hadji transporteur. Alerté par ses
proches, celui-ci arrive, et sentant sa vie menacée par les manifestants, il
utilise son arme à feu « pour tirer en l'air », et tue un enfant au dos de
sa mère. rt s'ensuit une expédition de représailles : la maison du a/hadji
est incendiée tandis que la police l'emmène. et l'école franco-arabe est
saccagée par les manifestants 26 pour lesquels elle symbolise le rôle de
l'Arabie Séoudite.
Cette affaire fai t resurgir les conflits qui éclatent lors de la succession d' imams 27 • Dans ce cas précis, un imam en vie a été contesté par un
homme plus jeune, ce qui n ·est pas conforme aux règ les de la société.
Ceci prend donc l'aspect d' un conflit de gé nérations, car les « jeunes »
qu i reviennent de longues études dans les pays arabes contestent les
anciens moins instru its qu'eux, et ils sont amenés à bousculer la règle de
la prééminence des aînés. C'est un conflit de pouvoir camouflé derrière
un conflit religieux .

. 25. I.mam d~ la mos~uée centrale (m OSlJUéc. zuma) qui dirige: la prière du vendredi. Vja'!riou
renvme à 1 arabe Jt'IIUUI : 1 assemblée du vcndrcd r. et chez le~ berbère~ : l'assemblée des ancrens.
.26. Je suis urri~·éc à. Parakou peu. t~c temps après cette affaire. J'ai pu constater les dégâts
nwténels.. Je . mc .suts far_t raconter. 1 h.astorre par plu~ieur> personne.~ de chaque camp. Je
conna~~sars bacn 1 rm;am decédé. ct J avaas eu. lors d' un precédcnt ~éjour. un entretien avec le
alluul}l transponcur ct avec le chef de: lignage qui avait été évincé du poste d'i mam.
27. lors de la dernière succc~sion d' imam. il y avait cu des mons ?1 Parakou.

52

Dmi.w.> Brégand

Il y a eu conjonction entre une ri valité a ncienne et classique opposa nt de ux familles d' imams, la fortune réa lisée dans Je transport qui a
permis à l' une des deux familles de constmire sa mosquée donc de se
donner un poids social. e t le retour d'un lellré formé e n Arabie Séoudite.
Tout ceci me t à j our une stratégie de conquête du poste d ' ima m. Les
tita ns ont financé celle stra tégie.
J'ai rencontré le lellré reve nu d ' Ara bie Séoudite; il dénonce J' io norance des alfa-s et les pratiques magiques dont il dit qu 'elle ne sont "'pas
dans le Coran, et qu ' il allribue aux influences païennes des Baatombu. ce
qui est le discours habituel de ceux qui veulent comball re les pratiques
talis maniques 28 • Lorque je lui demande s'il y eut de grands lettrés
musulmans dans le Borgou ou dans les régions proches. il cite Cheikh
Aboubakar Gumi, qui , justement, a soutenu Ismail Idris fondateur à Jos
au nord du Nigeria du mouvement Yan /zala très répandu chez les nouveaux alhazai de Maradi et dans les villes hausa (Ka ne, 1990).
La situation que j'ai analysée est celle de Pa rakou. II e n va différemment à Djougou où l'islam a pourtant un ancrage historique plus profond. L ' influence de l'Ara bie Séoudite et du Koweït y est visible : fina ncement d ' une grande mosquée et de l'école coranique. bourses à des
étudiants qui revienne nt nanti s et font construire des maisons, fe mmes
voilées de noir. II se pourrait que le succès re lati f rencontré pa r les mouvements wahhabites, particuliè rement chez les transporte urs, soit dû à la
fru stration liée au déclin de Djougou et exprime la réaction de la génération montante contre la gérontocratie à l' évidence plus pesante qu 'à
Parakou.
Ce fondamentali sme religieux est surtout le fait des é tudia nts coraniques formés en Arabie Séoudite. Le plus sû r obstacle qui puisse leur
être opposé e t aux mains des a/hadji s' ils poursui vent la tradition de
redistribution. L'évolution vers « J' esprit du capitalisme» va de pair avec
la séduction qu'exerce la Wahhabiya, qui justeme nt s' oppose a u principe
de redistribution et prône l'indi vidualisme dans les affaires. A Pa rakou, au
moins dans leurs déclarations et da ns leur manière de vivre, les a/hadji
transporteurs sont encore les héritiers des wangara.

. 28. Les pratiqlle$ magiques dans l'islam ne son! pas spécifiques à l'islam en Afrique sub~ne. Sur l'ancienne~~ des recerres Lalismaniques er magiques. voir Pierre Lory ( 1993) el
'-"'L><.afll H~ (1993).

DeJ lilcms el des mosquées : les alhadji 1ranspor1eurs de Parakou

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