D'Abidjan à Porto Novo : associations islamiques, culture religieuse réformiste et transnationalisme sur la côte de Guinée

Contenu

Classe de ressource
Book Section
Titre
D'Abidjan à Porto Novo : associations islamiques, culture religieuse réformiste et transnationalisme sur la côte de Guinée
liste des auteurs
Marie Miran-Guyon
liste des rédacteurs
Fourchard, Laurent
Mary, André
René Otayek
Résumé
fr Cette étude retrace à grands traits les trajectoires locales des mouvements réformistes ivoiriens, ghanéens et béninois, leurs ouvertures à l’international et leurs éventuelles convergences, dans le contexte des grandes villes côtières que sont Abidjan, Accra, Cotonou et Porto Novo. Il s’agit de poser quelques jalons pour une histoire des mouvements islamiques sur la côte de Guinée en s’attachant de manière privilégiée à la mouvance islamique dite « réformiste », appellation générique faisant ici référence aux individus, associations, écoles, activités ou médias musulmans non identifiés par une allégeance soufie. Ce terme, que les intéressés n’utilisent jamais, permet néanmoins d’identifier une « communauté de savoir » dont l’importance relative et la visibilité surtout urbaine, n’ont cessé de s’accentuer sur la scène islamique depuis les années 1970 et plus encore 1990. Mais les mouvements réformistes sur la côte de Guinée restent foncièrement pluriels et singulièrement autonomes.
en This contribution is an overview of reformist movements in Ivory Coast, Ghana and Benin Republic, and looks at the international connections as well as local dynamics in the coastal cities of Abidjan, Accra, Cotonou and Porto Novo. An historical perspective of Islamic movements on the Guinea Coast is privileged and focuses on reformist Islam, a generic term, which includes individuals, associations, schools, activities and Muslim media which do not swear allegiance to sufi brotherhoods. This term, if it is never used by reformist people themselves, is however useful to identify a « community of knowledge », which is growing fast within the Islamic landscape since the 1970s but which is really diverse and autonomous from any umbrella organisations.
Book Title
Entreprises religieuses transnationales en Afrique de l'Ouest
Place of Publication
Paris
Editeur
Karthala
Date
2005
première page
43
dernière page
72
Langue
Français
ISBN
978-2-84586-653-9
Wikidata QID
Q113528186
Couverture spatiale
Bénin
extracted text
1
D’Abidjan à Porto Novo : associations
islamiques et culture religieuse réformiste
sur la Côte de Guinée
Marie MIRAN

Depuis la période coloniale et plus encore l’ère des indépendances,
la région côtière de l’Ouest africain qui s’étend du Sud-ivoirien au
Sud-béninois – et au-delà, au Sud du Nigeria – s’est distinguée par la
perméabilité de ses frontières nationales aux cultes traditionnels et
néo-prophétiques ainsi qu’aux Églises chrétiennes, tout spécialement
évangéliques. Comme l’attestent les contributions de cet ouvrage, la
mobilité de leurs acteurs à travers les territoires des États et le déploiement de leurs réseaux internationaux le long du littoral continuent
d’insuffler à cet espace religieux un dynamisme exceptionnel. L’histoire des mouvements islamiques sur la côte de Guinée et leur dimension transnationale sont par contraste peu connues. Seules quelques
rares études ont souligné la vitalité des connexions supralocales de la
mission Ahmadiyya (Fisher, 1963 ; Hanson, 2003) et de la confrérie
Tidjaniyya Niassène de Kaolack ou Tarbiyya (Hiskett, 1980 ; Kane, 1997),
toutes deux bien implantées au Sud du Ghana. Cet article entend poser
quelques jalons pour combler ces lacunes, en s’attachant de manière
privilégiée à la mouvance islamique dite « réformiste », appellation
générique faisant ici référence aux individus, associations, écoles, activités ou médias musulmans non-identifiés par une allégeance soufi1. Ce

1. Outre les turuq, on exclut aussi la Ahmadiyya et les mouvements chi’ites et
tablighs, dont l’ancrage international n’est plus à démontrer et dont l’influence sur les
sociétés africaines, à l’exception de la Ahmadiyya au Ghana, reste dans l’ensemble circonscrite.

44

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

terme que les intéressés eux-mêmes qui récusent tout écart vis-à-vis de
l’orthodoxie, n’utilisent jamais, n’est guère satisfaisant et reflète la vraie
difficulté à nommer cette nébuleuse musulmane, plurielle et non-centralisée (voir aussi Roy, 2002 : 79 et Sivan, 2003 : 26). Toutes précautions
prises, il permet néanmoins d’identifier une « communauté de savoir »
(Brenner, 2000) homogène si ce n’est uniforme, dont l’importance relative et la visibilité surtout urbaine, n’ont cessé de s’accentuer sur la scène
islamique depuis les années 1970 et plus encore 1990. Cette étude retrace
à grands traits les trajectoires locales des mouvements réformistes ivoiriens, ghanéens et béninois, leurs ouvertures à l’international et leurs
éventuelles convergences, dans le contexte des grandes villes côtières que
sont Abidjan, Accra, Cotonou et Porto Novo. Selon les sources secondaires
disponibles, il est également fait référence au cas de Lomé au Togo. Dans
le discours de certains groupes chrétiens et de gouvernements occidentaux, repris et amplifié par nombre de médias internationaux après le 11
septembre, l’existence de réseaux ou filières islamiques s’étendant
jusqu’aux rives les plus lointaines du monde musulman a pris à la fois un
caractère d’évidence et une connotation fort négative. Cette étude met en
question ces visions idéologiques, en s’attachant aux aspects sociaux et
culturels autant que politiques des mouvements réformistes considérés.

Entre savane et océan : l’islam ouest-africain dans son contexte côtier

Quoique le détail de l’évolution des mouvements réformistes reste en
définitive façonné par le contexte local et national dans lequel ils s’inscrivent,
une approche comparative de la sous-région a le mérite de mettre en
lumière les facteurs communs à l’origine de l’émergence d’une culture
et société islamiques « côtières » analogues dans leur diversité. Ces
dernières se sont en effet développées de manière sinon séparée du moins
différente de celles de la savane septentrionale, plus anciennement et
largement islamisée et plus ancrée dans la tradition. Pour emprunter la
terminologie de Kopytoff (1987), reprise par Chauveau dans le cas
ivoirien (2000), la zone de contact forêt-savane représente une frontière
intérieure non seulement écologique mais aussi socio-culturelle. Comme
l’ont déjà souligné Delval (1981a) et Nicolas (1981), cette frontière a eu
et continue d’avoir un impact profond sur le devenir de l’islam et des
musulmans établis entre savane et océan.
Sauf exceptions régionales, l’islam n’est vraiment apparu dans le Sud
de la Côte d’Ivoire, du Ghana, du Togo et du Bénin qu’avec la période
coloniale. Venu du Nord avec les colporteurs dioula et hausa ou par voie

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

45

de mer avec les tirailleurs et commis sénégalais ou nigérians des Français
et des Britanniques2, puis renforcé par les conversions de migrants installés
dans les quartiers séparés des musulmans de la zone forestière et méridionale, appelés dioulabougous ou dioulakros en Côte d’Ivoire et zongos du
Ghana au Bénin, l’islam s’est renforcé numériquement tout en prenant, au
yeux des autochtones qui lui furent longtemps réfractaires, le caractère
d’une religion étrangère, associée à la culture ethnique du groupe local
musulman dominant. De fait, la langue de l’islam tendait à se confondre
avec le parlé vernaculaire dioula, hausa ou yoruba et les pratiques islamiques
avec les traditions coutumières. Graduellement, quoique non sans résistance comme le prouvent les tensions entre autochtones et étrangers qui
ont ponctué l’histoire de la Côte d’Ivoire et du Ghana, l’islam a pris lentement racine dans les contrées méridionales. Outre l’apport démographique à l’islam des migrations internationales qui se sont amplifiées
après les indépendances, des ruraux animistes issus d’ethnies forestières
et lagunaires ont rejoint la communauté musulmane depuis le réveil islamique des années 1970 ainsi que nombre de chrétiens urbains de classe
moyenne et supérieure. Les musulmans sont restés partout minoritaires,
selon des proportions nationales différentes, sujètes à controverse car
peut-être minorées : 38,6 % en Côte d’Ivoire, 15,6 % au Ghana, 13,7 %
au Togo et 20,6 % au Bénin3. Contrairement aux idées reçues, la plupart
des musulmans de Côte d’Ivoire (Bassett, 2003) et du Ghana (Levtzion,
1969 : 310) ainsi que nombre de ceux du Togo et du Bénin vivent dorénavant dans le Sud. Abidjan, Accra, Lomé et Cotonou sont devenus de
grands centres islamiques, concurrençant ou supplantant les bastions
traditionnels du Nord. En s’intégrant durablement à l’économie sociale et
culturelle du littoral de Guinée, l’islam a cessé d’être exogène au contexte
côtier. En relevant le défi des réalités de la scène locale, il a développé
une interprétation du dogme et une sociabilité religieuses originales.
Le pluralisme confessionnel a favorisé la coexistence paisible entre
musulmans et chrétiens (et animistes). S’il y eut des tensions et des divisions
religieuses, elles furent en effet plus intra- qu’inter-communautaires. Le
vécu quotidien des relations islamo-chrétiennes liées au voisinage, au
travail, aux mariages mixtes ou à la socialisation dans les mêmes écoles,
laïques mais aussi chrétiennes, a élevé la tolérance religieuse en tradition
vigoureuse dans toute la sous-région. Depuis les années 1970, des expé-

2. Les côtes du Bénin virent aussi s’installer d’anciens esclaves musulmans d’origine
en majorité yoruba, que les abolitionnistes aidèrent à rapatrier du Brésil.
3. Pour la Côte d’Ivoire : Recensement général de la population et de l’habitation de
1998. Pour le Ghana : Population and Housing Census 2000. Pour le Togo : International
Religious Freedom Report, 2003 : http://www.state.gov/g/drl/rls/irf/2003/23758.htm. Pour
le Bénin : Recensement général de la population et de l’habitation 1992.

46

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

riences de dialogue inter-religieux se sont par ailleurs multipliées. Initiées
au départ par l’Église catholique dans la ligne du Concile de Vatican II,
elles ont été reprises et remodelées par une élite musulmane soucieuse
d’inscrire l’esprit de tolérance et de paix sociale au cœur de son interprétation de l’islam. Les violences inter-confessionnelles qui ensanglantent
épisodiquement le Nigéria voisin ont servi à cet égard de mise en garde et
de contre-modèle. A Accra par exemple, l’amir ghanéen de la
Ahmadiyya, Maulvi A. Wahab Adam, a pris l’initiative dans les années
1980 de la création d’un Forum of Religious Bodies pour favoriser, en
temps de crise, la rencontre entre chrétiens et musulmans et l’élaboration
de déclarations publiques communes4. En 1995 à Abidjan, les principales
organisations musulmanes, chrétiennes et animistes ont soutenu, en s’érigeant membres fondateurs, l’initiative du Forum des confessions religieuses lancée par deux laïques, un Ivoirien et un Béninois, dans le cadre
de leur Groupe d’études et de recherches sur la démocratie et le développement économique et social en Côte d’Ivoire (GERDDES-CI)5. A ce
jour dirigé par le Senior Évangéliste Ediémou Blin Jacob de l’Église du
Christianisme Céleste, le Forum n’a fait que redoubler ses activités et
prises de position conciliantes depuis les troubles d’octobre 2000 et de
septembre 2002, convaincu que les problèmes ivoiriens actuels sont de
nature politique plus que religieuse6. Au Bénin, le Cercle d’études et de
recherches Islam et développement (CERID) que dirige Mohammed
Bachir Soumanou, a organisé en collaboration avec la Ligue islamique
des droits de l’homme (LIDH) les séminaires « Dialogue islamo-chrétien
et religions traditionnelles à l’heure du renouveau démocratique » en
1993 et « Dialogue pouvoirs publics, partis politiques et communautés
religieuses à l’heure du renouveau démocratique au Bénin » en 19947.
Nulle déclaration n’est plus emblématique de ce vœu musulman de tolérance et de refus du jihad que celle de Yacouba Fassassi, président de
séance en 1992 d’une assemblée constitutive d’un organe suprême (mort-né)
pour unir les musulmans béninois, devant

4. Entretiens avec Maulvi A. Wahab Adam, Osu Nyaniba Estate, Accra, 1er septembre
2002 et avec le Rev. Father Mathew Adisei du National Catholic Secretariat, Tetteh
Queshie Circle, Accra, 6 septembre 2002. Côté musulman, outre la Ahmadiyya, le secrétariat
du National Chief Imam et la Federation of Muslim Councils siègent régulièrement à ce
Forum.
5. Entretien avec Djiguiba Cissé, imam du Plateau et Honoré Guié, président du
GERDDES-CI, Plateau, Abidjan, 22 août 2001.
6. Voir par exemple le quotidien ivoirien Le Jour, 31 mars 2003.
7. La Lumière de l’Islam (Bénin), n° 35, 1995. Entretien avec Bachir Soumanou,
Cotonou, 7 avril 2003.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

47

« mettre [le] pays à l’abri du danger qui viendrait de l’extérieur, celui
d’un soi-disant panislamisme, système politico-religieux basé sur la
conception d’une religion unique et jalouse de ses prérogatives avec tout
ce que cela comporte forcément de fanatisme aveugle et belliqueux et
d’intolérances »8.

Sur tout le littoral atlantique, l’élite musulmane a durablement interagi
avec les chrétiens. En Côte d’Ivoire peut-être plus qu’ailleurs, elle a été
fortement influencée par le modus operandi social et intellectuel de l’Église
catholique, notamment quant au mode centralisé de gestion communautaire,
aux stratégies de communication, à l’usage des langues européennes, aux
tactiques missionnaires et à l’action sociale (Miran, 2000).
Bien que la chronologie soit différenciée selon les pays et n’exclut pas
des périodes de récession, les régions forestière et côtière de l’Ouest africain
ont toutes enregistré, depuis les années 1950 voire plus tôt, de forts taux
de croissance économique, reléguant le Nord dans un sous-développement
relatif. La floraison de mégapoles tentaculaires en fut une manifestation.
Les grandes cités portuaires furent le théâtre de processus rapides de
modernisation sociale et de l’avènement de formes occidentales ou vernaculaires de modernité. La généralisation de l’accès au système éducatif de
type moderne, laïque, gratuit et de langue européenne, ouvrant la porte
aux professions libérales ou de cadres et d’intellectuels du public et du
privé, fut, pour une petite élite de musulmans urbains, un formidable
vecteur de mobilité sociale. C’est de ses rangs qu’est sortie une nouvelle
classe d’entrepreneurs musulmans. En prenant de l’ampleur et la
conscience de sa spécificité, celle-ci s’est posée en médiatrice entre, d’un
côté, l’élite religieuse traditionnelle, au discours souvent conservateur et
méfiant envers le changement, et de l’autre, l’élite des arabisants formés
dans les madrasas locales ou les universités du monde arabo-islamique,
favorisant une rhétorique plus radicale, en ce qui concerne les femmes en
particulier (les influences réciproques contribuent cependant à estomper
les frontières entre ces groupes). Forts de leur triple culture africaine, islamique et occidentale, ces jeunes réformistes prônent un islam en phase
avec les besoins de l’époque et de la société locale. Tout en restant fermement
ancrés dans l’orthodoxie, ils font preuve d’une grande inventivité dans le
travail islamique et dans la reformulation du dogme dans un sens plus
libéral et plus moderne. Quoique les résistances à la montée en puissance
des jeunes réformistes n’apparaissent pas aussi virulentes dans les zones
méridionales que dans le Nord, elles ne sont pas absentes pour autant. La
nouvelle élite musulmane préside aux destinées de la société musulmane

8. Iqraa Afrique [Bénin/États-Unis], vol 2, n° 6, novembre décembre 1992 – janvier 1993.

48

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

d’Abidjan depuis le début des années 1990 ; à Cotonou, elle s’émancipe
rapidement de la vieille garde des chefs musulmans, mais elle reste encore
très soumise à cette dernière à Accra.
Les musulmans des pays du golfe de Guinée ont par ailleurs adopté
une approche similaire face à l’État colonial puis national. Minoritaires,
ils l’ont en effet été dans un sens non seulement démographique mais
aussi politique. Peu présent dans les cercles du pouvoir, l’héritage islamique n’a guère laissé d’empreinte sur la construction nationale et les
institutions officielles. En Côte d’Ivoire, cette marginalisation fut en partie le fait d’une discrimination habilement déguisée qu’orchestra le régime de Félix Houphouët Boigny. Tout en finançant nombre de mosquées,
le président ivoirien s’est en effet toujours refusé à l’autonomisation politique de la sphère musulmane, freinant en particulier l’ouverture vers le
monde arabo-islamique : jusqu’en 1993, la Côte d’Ivoire n’avait même
pas de relations diplomatiques officielles avec l’Arabie Saoudite. Cette
subordination s’est aggravée sous les régimes successifs d’Henri Konan
Bédié, de Robert Guéi et de Laurent Gbagbo à cause de la politique dite
de l’ivoirité, provoquant le déclassement des Dioula et des musulmans en
citoyens de seconde zone9. Au Ghana, au Togo et au Bénin cependant, la
marginalisation politique des musulmans n’a jamais reflété de volonté
délibérée de mise à l’écart de la part des gouvernants. Comme en témoignait Yaaya Salouf Alihou, l’un des pionniers du milieu associatif réformiste à Cotonou, la situation réfléchissait plutôt la désorganisation et
l’éclatement de la société musulmane et son penchant pour le commerce
au détriment des affaires publiques10. Chez les réformistes de tous ces
pays, la décennie 1990 a marqué une nouvelle étape de prise de conscience
politique et le début de revendications et d’activités engagées dans la
sphère publique au nom de l’entité musulmane nationale. Musulmans
ivoiriens, ghanéens, togolais et béninois n’ont cependant jamais rompu
avec leur approche pragmatique d’accommodation constructive vis-à-vis
de l’État « infidèle ». Dans l’esprit de la tradition suwari de séparation de
l’islam et du politique, de retrait de la gestion de l’État et de refus du
jihad (Wilks, 1984), ils prônent l’intégration de leur communauté au sein
de l’État-nation et non l’islamisation de ce dernier. Ils défendent même
les principes de laïcité et de démocratie et ne s’en prennent, comme en
Côte d’Ivoire, qu’aux dérives inégalitaires de ces idéaux fondateurs. Sur
ces questions, aucun courant « radical » n’a fait dissidence.

9. Voir par exemple les n° 78 et 89 de Politique africaine consacrés à la Côte d’Ivoire.
10. Entretien avec Yaaya Alihou, Cotonou, 4 avril 2003.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

49

Mouvements réformistes dans les villes du littoral

Cotonou et Porto Novo : une lente renaissance
La spécificité du Dahomey a été l’émergence précoce, à Porto Novo,
d’une élite musulmane francophone qui a concouru à rehausser la réputation de « Quartier latin de l’Afrique » de la colonie. Dès les années 1930,
l’intelligentsia bourgeoise et commerçante yoruba de la ville, ayant pris
conscience du retard des musulmans par rapport aux chrétiens, avait créé
une association dite Ançarou-Dine pour lutter contre les préjugés associés
à l’islam et éduquer les musulmans, notamment les dits « musulmanscognac »11. En 1936, elle obtenait l’autorisation d’ouvrir une école primaire privée musulmane, dénommée Léon Bourguine en l’honneur du
gouverneur de l’époque, pour enseigner le programme officiel français en
complément aux cours d’instruction religieuse12. En 1946, à l’initiative
d’Abdel Kader Serpos Tidjani, Yoruba porto-novien salarié de l’Institut
français d’Afrique noire (IFAN), une poignée de fonctionnaires musulmans créait la Jeunesse musulmane franco-dahoméenne, pour « l’émancipation de l’Islam »13. La JMFD fonda le premier journal islamique du
pays, en français, le trimestriel Islam Dahomey qui aurait inspiré aux
catholiques locaux le lancement de leur propre bulletin, La Croix14. Au
début des années 1950, l’initiative fut reprise par l’Élite Musulmane du
Dahomey, pour lutter, entre autres, contre les tendances à la sécularisation
et pour défendre les intérêts des élèves musulmans des écoles françaises.
L’EMD publia le journal La Voix de l’Islam, envoya les premiers contingents d’étudiants dans le monde arabe et parraina la naissance de la
Jeunesse étudiante musulmane du Dahomey (JEMD), qui vit le jour en
1956 dans l’enceinte de l’école la plus prestigieuse de toute la colonie, le
collège classique et moderne Victor Balo de Porto Novo. Son premier
président fut l’élève Machioudi Dissou, aujourd’hui ancien doyen à la
retraite de la faculté d’agronomie de l’Université nationale du Bénin à
Abomey-Calavi et auteur d’un opuscule sur l’histoire de l’islam à Porto
Novo (Dissou, 1999). Dans une certaine mesure, toutes ces associations

11. Entretien avec le Professeur Machioudi Dissou, Porto Novo, 14 avril 2003. Tous
nos remerciements pour ses critiques sur une version antérieure de cet article.
12 Archives nationales du Bénin, dossier 4E9/19, document signé pour l’association
Ançarou-Dine, Porto Novo, 13 juin 1936. Le niveau secondaire a été ouvert après
l’indépendance.
13. Entretien avec Yaaya Alihou, Cotonou, 5 et 7 avril 2003 et La Lumière de l’Islam,
n° 23, 18 mars – 2 avril 1993.
14. La Lumière de l’Islam, n° 23, 18 mars – 2 avril 1993.

50

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

préfiguraient les préoccupations des réformistes de la scène contemporaine,
à savoir la promotion d’un islam non-sectaire, non centré sur le soufisme
et distinct de l’héritage ethnique auquel il était souvent confondu (héritage
yoruba à Porto Novo ou hausa et dendi à Cotonou). C’est ainsi que la
capitale coloniale fut aussi le théâtre des premiers conflits entre modernistes, partisans de l’explication du sermon du vendredi prononcé en
arabe, et traditionalistes, opposés à cette « innovation »15.
Passés ces débuts prometteurs, le mouvement associatif islamique
connut stagnation et revers après l’indépendance. Nombre de ses animateurs
délaissèrent le militantisme religieux pour des carrières dans l’administration
et la politique et furent happés par la tourmente des coups d’État et de
l’instabilité gouvernementale qui fut le lot du Dahomey jusqu’à l’arrivée
au pouvoir du colonel Mathieu Kérékou en 1972. De nouvelles associations
islamiques d’envergure nationale, désormais basées à Cotonou, furent
contraintes au silence, comme le Front d’action musulmane du Dahomey
(FAMD), dissous après le coup d’État de 1963. Créée en 1961, l’Union
culturelle des jeunes musulmans du Dahomey (UCJMD) facilita la mise
en place de l’Union islamique du Dahomey, en 1966, avec le concours de
l’Union musulmane du Togo et de la Ligue islamique mondiale. Dotée
d’un bureau exécutif national de 21 membres présidé par Paraïso Ali
Crespin, l’UID devait être la grande fédération des musulmans du pays.
Des désaccords entre factions porto-noviennes concurrentes émergèrent
cependant dès le congrès constitutif et minèrent toutes les activités du
groupe16. Fin 1974, la proclamation de l’idéologie marxiste léniniste, bien
que non assortie d’une interdiction des associations confessionnelles,
précipita la mise en veilleuse défensive de toutes les organisations
musulmanes.
L’ouverture politique de 1983 entraîna une reprise modérée des activités islamiques. Pour aller de l’avant et s’ajuster au nouveau nom du pays,
l’UCJMD se mua en 1983 en l’Organisation pour la culture islamique du
Bénin, dirigée par Yaaya Salouf Alihou, inspecteur général de la banque
commerciale du Bénin. Plus inclusive que l’UCJMD dans son recrutement, l’OCIB conserva le même objectif d’éducation des musulmans,
surtout francophones, à l’islam, par l’organisation de cours et de conférences et la publication de pamphlets17. En 1984 naquit l’Union islamique
du Bénin (UIB) mais le congrès constitutif en fut aussi le dernier. Avec
l’aide de l’OCIB et de la World Association of Muslim Youth (WAMY),
l’Union de la Jeunesse Musulmane du Bénin (UJMB) fut créée en 1989

15. Entretien avec Machioudi Dissou, Porto Novo, 13 avril 2003.
16. La Lumière de l’Islam, n° 23, 18 mars – 2 avril 1993.
17. Entretien avec Yaaya Alihou, Cotonou, 7 avril 2003.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

51

comme organe de l’UIB, mais rien de concret n’en sortit. En dehors de
l’encadrement du pèlerinage à la Mecque, l’UIB ne poursuivit aucun de
ses programmes. Par contre, les divisions internes y faisaient rage : en
2003, un étudiant avait même choisi le cas de la fédération musulmane
pour un mémoire de sociologie traitant des tendances scissionnistes des
organisations religieuses au Bénin18. Depuis la mort du premier président
de l’UIB, Liamidi Kélani, par ailleurs imam de la mosquée centrale de
Jonquet (Cotonou), à la fin des années 1990, aucun consensus ne s’est
dégagé sur le nom d’un successeur. L’actuel titulaire du poste, également
imam de Jonquet, Ousmane Aboubakar, est très controversé. D’aucuns lui
reprochent d’avoir pratiqué le maraboutage. Bien qu’officiellement elle
existe toujours, l’UIB est ainsi tombée en léthargie.
L’ouverture démocratique de 1990 suscita, comme en Côte d’Ivoire,
une floraison de nouvelles associations musulmanes, parmi lesquelles
l’Association pour la promotion de l’islam au Bénin, le Cercle d’études et
de recherche islam et développement, le Rassemblement islamique pour
la paix et le développement ou l’Union des femmes musulmanes du
Bénin. C’est pour tenter de regrouper les énergies ainsi libérées et pallier
les déficiences de l’UIB que fut créée, en 1992, une nouvelle fédération,
la Conférence nationale des associations islamiques du Bénin, ou
CONAIB-Shoura19. Convoquée par une trentaine d’associations sous la
houlette de hautes personnalités de l’État, l’assemblée constitutive de la
fédération tourna cependant court à la suite d’un différend entre le secrétaire général et le président, Dr Yacouba Fassassi, ancien fonctionnaire du
FMI à Washington et grand maître de l’ordre soufi d’origine iranienne
des Nimatullahi, accusé de servir ses intérêts. Comme dans le cas de
l’UIB, la CONAIB-Shoura continue d’exister dans les textes mais pas
dans les faits. Ce nouvel échec des musulmans du Sud-Bénin laissait la
communauté divisée et désorientée. La multitude des ONG islamiques
sponsorisées par le monde arabo-islamique, elles-mêmes divisées et souvent
peu performantes, n’a pas modifié la situation.
Longtemps restées à l’écart des cercles du pouvoir et sans représentation
associative formelle, les jeunes générations d’arabisants et d’intellectuels
réformistes francophones posaient toutefois sur le terrain des actes qui
venaient lentement transformer ces réalités. Traditionnellement orientés
vers le Nord du pays et le Nigeria voisin, de jeunes musulmans dahoméens

18. Bawa El-Rachidi, étudiant en maîtrise de sociologie-anthropologie à la Faculté des
Lettres, Arts et Sciences humaines de l’Université nationale du Bénin à Abomey-Calavi,
préparait au printemps 2003 un mémoire intitulé Causes et gestion des conflits au sein des
institutions religieuses : le cas de l’UIB.
19. Iqraa Afrique, vol 2, n° 6, novembre décembre 1992 – janvier 1993.

52

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

se tournèrent aussi, dans les années 1960, vers les madrasas que l’Égypte
avait fondées à Cotonou, à Lomé et à Sokodé au Togo. Dans les années
1970, les universités des pays du Golfe s’ouvrirent également à eux ; leur
retour au pays commença dans les années 1980. Au total, le nombre des
diplômés du monde arabo-islamique est demeuré modeste : dans son
étude consacrée aux arabisants du Bénin, Galilou Abdoulaye l’estimait à
environ 500 sur tout le pays au début du XXIe siècle (Abdoulaye, 2003 :
139). Comme le soulignait ce chercheur, la position sociale des arabisants
était par ailleurs précaire, à la fois au sein de la société nationale en raison
de la non-reconnaissance officielle de leurs diplômes, ce qui les confinait
au seul marché du travail islamique, et au sein même de la communauté
musulmane, du fait de l’hostilité des vieux chefs musulmans et des cheikhs soufis qui, critiques envers leur approche de l’islam, se refusaient au
partage de leurs prérogatives religieuses. Dans le Nord-Bénin, les arabisants ont pu prendre de l’importance et créer, comme à Malanville, leur
Yan Izala sur le modèle nigérian (Abdoulaye, 2003 : 140). Mais dans le
Sud-Bénin, ils sont restés très minoritaires et n’ont pas formé d’organisation propre. Ils se sont cependant rapprochés des intellectuels francophones, qui, en 1979, avaient mis sur pied la Communauté islamique universitaire du Bénin, basée à l’Université d’Abomey-Calavi dans la banlieue de Cotonou et qui était restée informelle jusqu’à son enregistrement
en 1997 (Hounkpatin, 1998). Suivant l’exemple ivoirien (voir infra), elle
s’est reconstituée, en 2000, en l’Association culturelle des élèves et étudiants musulmans du Bénin (ACEEMUB), en vue d’élargir son champ
d’action aux collèges et aux lycées. Une Amicale des intellectuels musulmans du Bénin (AIMB) s’est constituée par la suite pour assurer l’encadrement des jeunes actifs.
L’un des arabisants entouré d’intellectuels francophones les plus en
vue de Cotonou depuis la fin des années 1990 est l’imam Mohamed
Ibrahim al-Habib. Son père, Wowo Ibrahim dit Malam Yaro, décédé en
2002 à l’âge de 85 ans, était l’imam de la mosquée centrale zongo de
Cotonou et un cheikh fort respecté de la confrérie Tidjaniyya niassène.
Après des études au Koweït, al-Habib rentra à Cotonou en 1995 et succéda
à son père, malade, à la tête de la mosquée en 1999. Certains le disent
partisan d’une version sunnite stricte de l’islam, d’autres l’héritier en
privé des connaissances mystiques de son père. Ainsi les disciples de
Malam Yaro s’opposèrent-ils violemment à la nomination du fils, sans
pouvoir obtenir sa démission.
En proposant un message religieux rénové, al-Habib attire de plus en
plus de cadres, venus de l’extérieur du zongo (son prêche est en arabe et
en hausa mais une version française imprimée est distribuée simultanément
aux fidèles le vendredi). Sur financement de la communauté et de bienfaiteurs extérieurs, des travaux d’extension transformèrent la mosquée devenue

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

53

trop petite en un lieu de culte monumental de 12.000 m2 et d’une capacité
totale de 29.666 places20. Depuis 2000, la mosquée héberge les studios de
la FM islamique « La Voix de l’Islam », qui émet en français, en arabe et
en 21 langues vernaculaires21. Bien que l’imam al-Habib ne soit pas le
grand imam de Cotonou (titre réservé à l’imam de Jonquet) et que son
audience soit limitée à l’espace urbain de la capitale, la radio qu’il supervise lui a donné un avantage comparatif sur ses concurrents : en saison
sèche, elle peut être captée jusqu’à Abomey.
Pour la gestion de la mosquée, de la radio, du journal Al-oumma alislamia et des affaires de la communauté, l’imam Ibrahim al-Habib s’est
entouré d’une équipe dynamique de jeunes réformistes francophones et
arabisants. C’est cette équipe qui a relevé le défi de l’absence de hiérarchie
institutionnalisée chez les musulmans du Bénin et proposé un nouveau
genre de regroupement communautaire pour dépasser les blocages
d’antan, souvent dus à des problèmes d’argent et de personne, en la forme
d’une plate-forme d’échange entre associations dont l’autonomie serait
préservée. Moins une fédération centralisée qu’un réseau de synergies
comme son nom l’indique, le Réseau des associations et ONG islamiques
du Bénin (RAI) a vu le jour à la mosquée centrale zongo de Cotonou le
11 novembre 2000. A sa tête : un Conseil national du Réseau, formé principalement des présidents des associations participantes et dont la présidence est tournante, pour minimiser les risques d’accaparement du pouvoir et de compétition interne. Une quinzaine d’associations et d’ONG se
sont affiliées, dont l’ACEEMUB et l’AIMB. Outre diverses activités
d’éducation et d’entraide sociale, la plus importante réalisation du Réseau
à ce jour a été la coordination de la deuxième édition du Colloque international des musulmans de l’espace francophone, en 2002 (CIMEF,
détails ci-après). D’après Al-oumma al-islamia, le pari du Réseau n’était
pas pour autant gagné fin 2002. En forme de cri d’alarme, un article faisait
état du mécontentement de certaines autorités religieuses, des réticences
de diverses associations et ONG à collaborer, et même de dysfonctionnements au niveau du groupe des intellectuels22. La nouvelle superstructure
de l’islam au Bénin doit encore gagner la confiance du grand public
musulman en apportant les preuves concrètes de ses engagements oraux.

20. Brochure intitulée « Premiers pas dans l’Islam », signée de l’imam Ibrahim alHabib, n.d.
21. Entretien avec l’imam Ibrahim al-Habib, mosquée centrale zongo, Cotonou,
3 avril 2003.
22. Al-oumma al-islamia, n° 11, 6 décembre 2002.

54

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

Accra : des intellectuels à l’assaut des divisions de la communauté
musulmane
Les premières associations islamiques d’Accra remontent au début des
années 1930 et préfigurent les divisions durables qui se formalisèrent
dans les années 1950 et qui caractérisaient toujours le paysage islamique
urbain à la fin du XXe siècle.
Un premier groupe était formé de natifs ga d’Accra qui s’étaient
convertis à l’islam au contact des migrants musulmans hausa et yoruba
mais qui entendaient par ailleurs préserver leur identité ethnique et leur
lieu d’habitation en dehors du zongo (quartier séparé des étrangers). Leur
association prit d’abord le nom de Ga Muslim Aboriginal Society23. Avant
de se convertir à l’islam, ses dirigeants avaient pour la plupart été christianisés, aussi l’influence du christianisme était-elle forte. Dès les années
1930, l’association ouvrit des Sunday schools en reprenant la pédagogie
catéchistique et où, à défaut de Coran disponible, l’islam était enseigné
aux enfants à partir d’une Bible en anglais commentée en langue ga24. La
modernité de cette approche apparentait ce groupe aux Ahmadis, en
majorité des convertis fante, ewe et wale, dont le quartier général était,
depuis 1924, implanté à Saltpond (Fisher, 1963). L’élargissement de la
communauté musulmane indigène aux convertis fante, asante et autres
originaires du Sud provoqua une série de divisions internes qui ne furent
résolues qu’en 1957, l’année de l’indépendance du Ghana, quand Yushah
[Yuashue] Aryee créa une fédération des associations musulmanes indigènes
appelée Ghana Muslim Mission. Aujourd’hui basée dans le quartier de
Korle Gonno où elle dispose d’une mosquée, d’une école et de bureaux,
la GMM d’Accra coordonne de nombreuses branches et diverses associations
semi-autonomes dans les villes et régions de l’intérieur.
Le deuxième groupe était composé de migrants de tous horizons,
essentiellement hausa et yoruba, peuplant les zongos d’Accra. Il est à
l’origine de la création, en 1932, de la Gold Coast Muslim Association
(Pobee, 1991 : 114 et Allman, 1991 : 3-4) dont est issue la Ghana Muslim
Community (GMC), qui ne prit de l’importance qu’après 1966 (Pellow,
1985 : 431). La plupart des musulmans étrangers étaient affiliés à une
confrérie, la plus importante étant la Tidjaniyya dont le rayonnement fut
encore accru dans les années 1950 par les visites de Cheikh Ibrahim
Niass (Mumuni, 2002 : 143). Réputés les plus instruits des musulmans
locaux et forts de leur supériorité numérique, les Hausa ont dominé le leadership religieux non seulement de la communauté des migrants mais de
23. Entretien avec Abdul Razak Tettey de la GMM, Korle Gonno, Accra, 30 août 2002.
24. Entretien avec Suleman Kassim Quartey de la GMM, Korle Gonno, Accra,
6 septembre 2002.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

55

toute l’Accra musulmane, ne serait-ce que sur un plan symbolique, ce qui
a nourri des tensions et provoqué des disputes avec les autres migrants,
surtout yoruba. L’imamat des grandes mosquées de la ville a souvent été
leur et le hausa est devenu et est resté la lingua franca de l’islam au
Ghana. Uthman Nuhu Sharubutu, imam de la grande mosquée Abossei
Okai d’Accra et National Chief Imam du Ghana depuis 1985, est un
Hausa non-anglophone et le cheikh des Tidjanis niassènes du pays. Les
musulmans des zongos, plus traditionalistes d’un point de vue religieux
mais aussi social que les adeptes de la GMM, sont par ailleurs restés soumis
à l’autorité de leurs chefs tribaux. Le Council of Muslim Chiefs, émanation
de la GMC, fut institutionnalisé à Accra dans les années 1950 et leurs
représentants assistent toujours les imams dans leurs fonctions communautaires. Héritage historique du colonialisme britannique, cette forte présence
des chefs coutumiers musulmans ne se retrouve ni au Bénin, ni en Côte
d’Ivoire.
La lutte nationaliste entraîna une politisation de la communauté
musulmane et de nouvelles divisions au sein même des zongo d’Accra et
de Kumasi. En 1953, la Gold Coast Muslim Association se transforma en
Muslim Association Party (MAP), en opposition au Convention People
Party (CPP) de Kwame Nkrumah, qui répliqua par la création du Muslim
Council et du Muslim Youth Congress (Balogun, 1987 et Allman, 1991).
Après l’indépendance, Nkrumah promut le Muslim Council en organe
para-officiel de représentation de tous les musulmans du pays, ce qui provoqua l’antagonisme de la GMM hostile à la suprématie des Hausa et des
étrangers dans les affaires islamiques du Ghana. Aussi la GMM créa-t-elle,
en 1968, son propre Supreme Council for Islamic Affairs, qui n’avait pas
l’assentiment de la GMC mais celui du régime militaire qui avait renversé
Nkrumah en 1966. Les luttes de pouvoir qui se traduisaient en xénophobie
entre musulmans autochtones et étrangers (indigenous and alien
Muslims) culminèrent en 1969-70 à l’heure des expulsions massives de
migrants illégaux décidées par le régime républicain de Kofi Busia. Dans
les zongo, les musulmans ghanéens originaires du Nord du pays – Dagbani,
Gonja, Wala – se désolidarisèrent des non-nationaux. Passée l’épreuve
de force, les musulmans étrangers cherchèrent à se redéfinir en tant
que « Ghanéens non-indigènes » (Kobo, 1999 : 4). Les tensions intramusulmanes diminuèrent par la suite mais sans jamais se résorber entièrement.
Les régimes qui se sont succédé au rythme effréné des coups d’État et
des transitions démocratiques jusqu’au début des années 1980, tentèrent
tous d’apporter une solution aux divisions musulmanes en favorisant la
constitution de fédérations unitaires, depuis le National Council of
Islamic Affairs sous la IIe République (1970) jusqu’à la Federation of
Muslim Councils qui reçut l’appui moral et logistique de Kadhafi, sous le
régime de Jerry Rawlings (1984 et 1987 ; Mumuni, 1994 et 2002). Mais

56

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

ces institutions, plus politiques que religieuses et toutes cooptées par les
pouvoirs en place, ne purent réconcilier durablement les musulmans. Les
efforts d’union, au lieu de combler les différences, les embrasèrent. En 2002,
les structures fédératives n’étaient plus que lettre morte. La fonction de
Chief Imam étant également politisée et controversée, les musulmans
d’Accra étaient privés d’organisation et de leadership centralisés à même
de faire participer l’islam dans les débats de la nation.
A ces divisions ethniques, régionales et politiques vinrent s’ajouter des différends doctrinaux. Dès les lendemains de l’indépendance, l’Égypte nassérienne ouvrit deux centres culturels, l’un à Accra, l’autre à Kumasi. Bien que
contraints par Nkrumah à fermer au bout de quelques années, ces centres ont
eu une influence décisive en matière d’éducation islamique25 (l’Égypte a mené
dans le même temps une politique islamique active au Togo et au Bénin, mais
pas en Côte d’Ivoire). Pour reprendre l’expression d’un de nos interlocuteurs :
« l’Égypte fut la première à introduire la dimension moyen-orientale de
l’islam au Ghana »26. Le centre d’Accra envoya des étudiants au Caire et à
Karthoum et fut relayé après 1962 par l’Arabie Saoudite qui les dirigea vers
l’Université islamique de Médine. L’un des premiers diplômés ghanéens de
cette université fut Umar Ibrahim Iman. De retour à Accra en 1968, il fonda en
1972 le Islamic Reformation and Research Centre avec des fonds saoudiens et
commença à prêcher le message dit wahhabite ou sunnite27. Expulsé de la
mosquée du zongo de Nima à Accra, il se replia sur ses activités d’enseignant.
Le retour d’un nombre croissant de ses élèves envoyés en Arabie Saoudite fit
prendre de l’ampleur au mouvement sunnite d’Accra. L’association Al-Sunna
wal Jama’a of Ghana, basée à Nima, fut officiellement enregistrée en 199728.
Elle est dotée d’une imposante madrasa où l’arabe est la principale langue de
travail, mais elle n’a pas de mosquée propre.
Entre temps, l’introduction du dogme sunnite au Ghana provoqua partout
l’hostilité des adeptes de la Tidjaniyya (Hiskett, 1980). Les affrontements les
plus violents entre les deux communautés se produisirent en dehors d’Accra :
à Tamale en 1977, à Wenchi en 1995 et à Atebubu in 1996 (Mbillah, 1998).
A l’inverse du sunnisme ivoirien (voir infra), les clivages entre les tidjanis et
ceux que ces derniers appelaient péjorativement les « rejeteurs », ne se sont
toujours pas résorbés. Le soutien de l’Iran aux premiers et de l’Arabie
Saoudite aux seconds n’a rien arrangé à l’affaire (Kramer, 1996). Comme au
Bénin, depuis les boums pétroliers, l’importation au Ghana des divisions
25. Entretien avec Maulvi A. Wahab Adam, Osu Nyaniba Estate, Accra, 1er septembre 2002.
26. Entretien avec Nathan Iddris Samwini, Inter-Church Inter-Faith Coordinator du
Christian Council of Ghana et auteur d’une thèse sur l’islam au Ghana (Samwini, 2003),
Accra, 10 septembre 2002.
27. Dans cette voie, Alhadji Yusuf Afa Ajura l’avait précédé dans les années 1950 à
Tamale, au Nord du pays.
28. Entretien avec Umar Ibrahim Iman, Nima, Accra, 4 septembre 2002.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

57

idéologiques du monde arabo-islamique par ONG musulmanes locales
interposées, n’a fait que morceler davantage le paysage islamique urbain et
national.
Dans le courant des années 1970, à Tamale, le Ghana Education
Service (GES), au sein du Ministère ghanéen de l’Éducation, proposa aux
imams et aux maîtres des makarantas (écoles coraniques) et des madrasas
(écoles islamiques réformées), l’introduction de cours d’anglais et de matières
non-religieuses dans leur curriculum. Il était entendu que les écoles,
renommées « écoles anglo-arabes » (English-Arabic schools), resteraient
la propriété privée de leurs directeurs, mais que l’État prendrait en charge
les professeurs non seulement d’anglais et de matières laïques mais aussi
d’arabe et de religion. Des écoles publiques de la région qui recrutaient trop
peu d’enfants en raison des résistances de leurs parents envers le système
éducatif laïque, furent en outre reconverties en écoles anglo-arabes.
L’expérience, d’abord tentée dans la Région Nord, fut ensuite élargie aux
neuf autres départements du Ghana. L’État voulait assurer aux jeunes
musulmans une éducation à même de leur ouvrir les portes du secteur
moderne de l’économie. Nombreux furent les parents et les chefs religieux
musulmans qui ne se départirent jamais complètement d’une certaine
méfiance envers cet objectif. Aussi le projet connut-il des revers, le plus
grave ayant résulté de l’adoption, en 1979, du calendrier hebdomadaire
officiel (école du lundi au vendredi) en remplacement de l’islamique (du
dimanche au jeudi). Le temps aidant, dans le contexte de la grave crise
économique que le Ghana a traversé dans les années 1980, la société
musulmane prit cependant conscience de l’importance de l’anglais et du
savoir séculier pour l’avenir de sa jeunesse et de la communauté. Les
écoles anglo-arabes, renommées « écoles islamiques » après la formation, en
1986, de la Islamic Education Unit (IEU), dépendant du GES, formèrent
un nombre grandissant d’élèves musulmans qui devinrent anglophones et
purent accéder, pour une minorité, à une éducation supérieure et des
emplois de cadres et d’intellectuels29 (Seidu, 1989 : 344-396 ; Iddrisu, 2002).
Parallèlement, des universitaires et des étudiants musulmans formés à
l’occidentale prirent conscience de la nécessité de rénover l’approche du
dogme et l’organisation communautaire pour mieux asseoir le fait que
« l’islam est une religion non du XVe mais du XXe siècle »30. Dès les
années 1960, une Association of Academic and Administrative Staff se
mit en place à l’Université du Ghana à Legon, dans la banlieue d’Accra31.

29. Entretiens avec Malam Musa, secrétaire personnel de l’imam Sharubutu et l’un
des coordinateurs de l’IEP pour Accra, mosquée d’Abossey Okai, Accra, 31 août 2002 et
avec Zakaria Seebaway, Independence Square, Accra, 4 septembre 2002.
30. Entretien avec Sulemana Mumuni, Tudu, Accra, 7 septembre 2002.
31. Entretien avec Sulemana Mumuni, Legon, Accra, 3 septembre 2002.

58

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

La mosquée du campus, commencée dans les années 1980, est en partie
son œuvre. Dans les années 1970, trois associations informelles d’étudiants
musulmans existaient sur les campus de Legon, Cape Coast et Kumasi.
En 1977, elles se fédérèrent sous le nom de Ghana Muslim Student
Association. Depuis, la présidence est tournante entre les trois campus. La
GMSA coordonne également les sections du secondaire. Sa principale
activité est d’organiser chaque année des séminaires de formation qui
durent une semaine32.
Par ailleurs, à Legon, le département des études religieuses, qui offre
des M.Phil. (doctorats de 3e cycle) en islam, est devenu le vivier d’où ont
émergé plusieurs grandes personnalités réformistes de la scène islamique
de l’Accra d’aujourd’hui : Sulemana Mumuni, devenu à son tour professeur
dans le département et auteur de travaux sur les musulmans d’Accra ;
Sheikh Seebaway Zakaria, employé depuis son ouverture à Accra en 2001
par le Islamic University College, premier institut islamique d’éducation
supérieure au Ghana33 (le collège est financé par l’Iran mais Seebaway
n’est pas chi’ite) ; Harun Zagoor-Saed, également enseignant, et bien
d’autres.
En 1992, Harun Zagoor-Saed fonda avec d’autres diplômés du système
éducatif laïque la Ghana Muslim Academy. Basée à Accra New Town, les
activités de l’association sont limitées à la capitale. Son objectif principal,
dans l’esprit de l’IEU, est d’offrir des cours d’introduction ou de soutien
en anglais et dans les matières non-religieuses, aux élèves des makarantas
(écoles coraniques) et des madrasas. Elle aide aussi les élèves du public à
réussir leurs examens et les concours d’entrée à l’université. En outre,
l’Academy s’efforce de convaincre les parents de l’utilité du cursus
scolaire, surtout pour les filles. En 2002, elle estimait à plus de 2000 le
nombre des jeunes ayant bénéficié de ses services34.
D’après Sulemana Mumuni, c’est en 1999 que le panorama islamique
d’Accra a véritablement commencé à se transformer, avec l’apparition sur
la scène publique d’un groupe de jeunes intellectuels musulmans35. Ce
nouvel acteur a d’abord surgi au travers de prêches diffusées sur les stations de radio, dont le nombre s’était multiplié à la suite de la décision
historique de libéraliser les médias. Certains prédicateurs avaient été formés
dans le monde arabe, d’autres au Ghana, certains avaient suivi un cursus
32. The Reminder [bulletin de la GMSA], vol 2, n°1, juillet-septembre 2002 et entretien avec Zenatu Mohammed, trésorière de la GMSA, Legon, Accra, 6 septembre 2002.
33. Daily Graphic, 16 janvier 2002.
34. Daily Graphic, 30 août 2002 et entretien avec Harun Zagoor-Saed, directeur de la
Ghana Muslim Academy, Tudu, Accra, 7 septembre 2002.
35. Toutes les informations contenues dans ce développement nous ont été fournies
lors de deux entretiens avec Sulemana Mumuni qui se sont déroulés à Legon, Accra, le
3 septembre et à Tudu, Accra, le 7 septembre 2002.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

59

islamique, d’autres (comme les anciens étudiants de Legon) un cursus
laïque. Mumuni prit alors l’initiative de faire se rencontrer ces prédicateurs d’obédiences diverses pour tenter de coordonner le discours public
sur l’islam. A cette occasion, le groupe s’est engagé à repenser le leadership islamique au Ghana. Une conférence sur ce thème fut organisée en
septembre 2000, avec l’objectif de proposer un modèle de leadership
centralisé et une issue aux divisions intestines des musulmans ghanéens.
Pour ce faire, les organisateurs s’accordèrent sur trois principes.
Premièrement, inviter le plus d’acteurs musulmans et de responsables
associatifs différents possible, afin que nul ne se sente exclu.
Deuxièmement, décliner toute participation d’ambassades ou de centres
culturels arabo-islamiques, pour minimiser le poids des contraintes idéologiques. Enfin, éviter toute implication des autorités ghanéennes, pour
éviter le piège de la récupération politique. Suite à la conférence, un
comité ad hoc appellé Muslim Task Force On Leadership s’est mis en
place pour poursuivre la réflexion.
Les jeunes intellectuels musulmans se sont fait connaître du grand public
avec la parution des résultats du recensement officiel de la population, au
tournant de l’année 2001-02. Ils contestèrent vigoureusement le pourcentage des musulmans dans le pays, établi à 15,6 %, qu’ils estimaient plutôt
aux alentours de 45 %36. A la faveur de cette controverse qui suscita un
débat dans la presse nationale, le groupe décida d’assumer un rôle de sensibilisation de la population à la question de la participation politique des
musulmans. Il adopta alors une dénomination plus englobante, la
Coalition of Muslim Organisations in Ghana. La Coalition a été conçue
comme un forum de discussion entre associations et ONG islamiques
soucieuses de redynamiser l’islam dans le pays. Son siège est à Tudu
(Accra), son président Sulemana Mumuni, son porte-parole Sheikh
Seebaway Zakaria. Elle se prononce depuis sur toute affaire impliquant
des musulmans ou l’image de l’islam. La question du leadership est restée
une priorité : une deuxième conférence sur le leadership en islam fut
conviée à Accra en octobre 2002 en présence de représentants musulmans
de l’intérieur du pays.
Abidjan : l’avènement tardif d’un grand centre islamique régional
Aucune association islamique ne s’est constituée en Côte d’Ivoire
jusqu’au milieu des années 1950, soit près de vingt ans plus tard qu’au
Dahomey et en Gold Coast. Les quelques cercles confrériques qui avaient
obtenu la reconnaissance des autorités coloniales n’ont guère eu d’impact
36. Voir par exemple le Daily Graphic du 10 janvier 2002 et du 31 janvier 2002.

60

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

en dehors des milieux immigrés, majoritairement sénégalais, qui les
avaient introduits. La vie des musulmans d’Abidjan fut de sorte longtemps articulée aux seules mosquées de quartier, symboles convoités de
tous les enjeux communautaires. Les communautés urbaines, divisées
lors du choix des imams sur la base de critères ethniques ou régionaux
puis nationaux après les indépendances, ont évolué dans la segmentation
et l’anomie. Aux yeux de l’opinion publique non-musulmane majoritaire,
l’islam représentait alors une religion arriérée, sans prise sur la
modernité37. La même image prédominait chez un nombre grandissant de
jeunes et de cadres d’origine musulmane touchés par l’occidentalisation
rapide que subissait la société abidjanaise de l’époque. Gagnés par un
processus de sécularisation, ils tendaient à adopter des prénoms chrétiens
et un mode de vie à l’européenne.
C’est pour lutter contre cette désaffection des jeunes et des « évolués »
à l’endroit de l’islam que fut fondée, à Abidjan, en 1954, la première
association musulmane du pays, l’Union culturelle musulmane de Côte
d’Ivoire. Branche de l’association sénégalaise du même nom, l’UCM-CI
correspondait à la volonté d’une poignée de modernistes diplômés d’universités du monde arabe de réformer l’éducation islamique. Tidjani d’origine soudano-sahélienne, Tidjane Ba, principal fondateur de la section
ivoirienne, avait d’ailleurs connu Cheikh Touré de Dakar en Algérie. A
compter de 1957, l’association fut récupérée par la mouvance wahhabite
qui, depuis ses débuts à Bouaké dix ans auparavant, avait pris une certaine
ampleur. Dominée à Abidjan par les Guinéens dont le pouvoir se méfiait
depuis le « non » de Sékou Touré, et accusée par les traditionalistes de
semer la discorde, elle fut rapidement suspendue. Une restructuration fut
tentée en 1962 pour prendre acte des changements introduits par l’indépendance. L’UCM devint une plate-forme de représentation musulmane
cooptée par le pouvoir. Mais les troubles politiques des années 1960,
contemporains de la montée de l’autoritarisme du régime houphouëtiste,
plongèrent l’association dans le silence (Miran, 1998). Précurseur historique des associations réformistes ivoiriennes actuelles, l’UCM-CI a eu
un impact limité et n’a pas provoqué l’ouverture de la société musulmane
locale envers le reste du monde islamique qu’elle avait souhaitée.
Ce n’est qu’avec les réformes politiques de la fin des années 1960 puis
de la fin des années 1970 que la vie associative ivoirienne put reprendre
son cours. Dans la dizaine d’années encadrant les deux boums pétroliers,
Abidjan fut le théâtre d’une floraison d’associations prétendant toutes
représenter la société islamique au niveau national. En fait, elles servirent
surtout de tremplin aux ambitions politiques de leurs dirigeants et d’instrument de collecte de fonds (fund-raising) auprès du gouvernement et
37. Voir par exemple Plume Libre, n° 2, novembre 1991.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

61

des agences panislamiques. La plus importante fut le Conseil supérieur
islamique, constitué en 1979 et enregistré officiellement en 1982. C’était
une initiative de la Ligue islamique mondiale par acteurs sénégalais et
ivoiriens interposés ; jusqu’à récemment, le CSI était la seule fédération
islamique ivoirienne reconnue par l’Arabie Saoudite. Dès le milieu des
années 1980 toutefois, dans le contexte de la crise politique intérieure
qu’envenimaient les difficultés économiques, Houphouët mit un frein aux
activités des associations islamiques et aux transferts de pétrodollars.
Moussa Comara, président du CSI et de l’Association musulmane pour
l’organisation du pèlerinage à la Mecque (AMOP), fut acculé à la démission
en 1985. Les deux associations périclitèrent. Les Ivoiriens n’obtinrent
finalement qu’une portion congrue de l’assistance logistique et financière
du monde arabo-islamique, comparé à ce que reçurent les musulmans
béninois ou ghanéens pourtant moins nombreux. Cet handicap se mua
ultérieurement en avantage comparatif, les réformistes ayant appris à ne
compter que sur leurs propres forces.
Poursuivant les mêmes objectifs politiques et matériels, les principales
associations islamiques des années 1970-80 sont entrées en concurrence.
Comme au Bénin et au Ghana, loin d’unifier la scène islamique urbaine et
nationale, elles ont créé de nouveaux antagonismes non seulement entre
associations mais aussi dans leur propre sein. Ainsi en est-il de
l’Association des musulmans orthodoxes de Côte d’Ivoire (AMOCI),
reconnue en 1976, qui implosa en 1981 sous l’effet de graves tensions
internes et qui végéta jusqu’en 1994, date à laquelle elle prit le nom
d’Association des musulmans sunnites de Côte d’Ivoire, ou AMSCI. Bien
qu’entre temps, la mouvance wahhabite soit devenue plus conciliante
envers la majorité musulmane, elle a depuis perdu de son importance
(Miran, 1998). A la fin des années 1980, le mouvement associatif islamique
en son entier paraissait exsangue.
Au début des années 1970, le vent du changement vint des jeunes
musulmans et musulmanes scolarisés dans les institutions éducatives
non-islamiques, laïques ou chrétiennes. Désabusée par les idéologies
d’inspiration marxiste et mécontente de l’héritage islamique traditionnel
que leur transmettaient passivement leurs parents, cette jeunesse en
quête d’une foi porteuse de sens cherchait à réconcilier spiritualité et
modernité. Elle fut aidée dans cette entreprise par trois encadreurs
fort différents, formés dans le monde arabe, qui apprirent ou perfectionnèrent leur français auprès de ce public presque exclusivement
francophone. Ce groupe comprenait, outre le cheikh tidjani Tidjane Ba
de l’UCM (décédé en 2001), le wahhabite Mohamed Lamine Kaba et
Aboubacar Fofana, visionnaire moderniste, qui, aussi controversé qu’il
fût, devint l’un des personnages les plus influents de la scène islamique
ivoirienne.

62

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

La première expérience associative de ce réformisme novateur fut, en
1972, la constitution de la Jeunesse étudiante musulmane (JEM), modelée
sur son homologue catholique et qui devint, en 1975, l’Association des
élèves et étudiants musulmans de Côte d’Ivoire (AEEMCI, reconnue officiellement en 1979). Cette association servit plus tard de modèle d’organisation aux élèves et étudiants musulmans des pays voisins, comme ceux
du Togo qui créèrent leur AEEMT et ceux du Bénin avec l’ACEEMUB.
En parallèle, les « trois mousquetaires », comme les appelaient affectueusement les jeunes musulmans, animaient dans les écoles ou les centres
islamiques d’Abidjan ou de province des conférences et des débats visant
un public de plus en plus large. A partir de 1977, ces discussions donnèrent
lieu, à la télévision nationale, à des émissions musulmanes hebdomadaires.
A leur crédit : une accélération des conversions auprès de ceux que séduisait
un islam moderne expliqué en français et, pour les cadres et intellectuels
musulmans, un lent processus de sortie du complexe d’infériorité lié à
leur religion. Les bases informelles de la première association de jeunes
cadres musulmans furent jetées en 1982 avec la Communauté musulmane
de la Riviera, du nom du quartier résidentiel le plus huppé d’Abidjan.
Vassiriki Touré, l’un des fondateurs de la CMR, également ancien président
de l’AEEMCI, rappelait qu’à l’époque, l’entreprise était véritablement
révolutionnaire. Aux jeunes cadres, il était dit :
« Votre action est un phénomène sociologique sans précédent en Côte
d’Ivoire. Si vous réussissez, ce sera le succès de l’islam en Côte d’Ivoire.
Si vous échouez, ce sera l’échec de l’islam en Côte d’Ivoire »38.

Le réseau formé par les conférenciers et les membres de l’AEEMCI et
de la CMR constitua un terrain d’intense réflexion intellectuelle et
d’expérimentation de nouvelles techniques de gestion communautaire. Il
permit la création de plusieurs associations affiliées qui ciblaient les
diverses catégories socio-culturelles de la communauté ivoirienne ou
leurs besoins spécifiques. En 1988, ce furent le Conseil supérieur des
imams (COSIM), l’Association des jeunes musulmans de Côte d’Ivoire
(AJMCI) et la Ligue islamique des prédicateurs de Côte d’Ivoire (LIPCI).
Après l’ouverture démocratique de 1990, ce furent le Secours médical
islamique (SEMI), le Cercle d’études et de recherches islamiques en Côte
d’Ivoire (CERICI), l’Association des femmes musulmanes de Côte
d’Ivoire (AFMCI) et le Conseil national pour l’organisation du pèlerinage
38. Archives privées de la CMR : document rédigé par Vassiriki Touré sur histoire de
l’association (nos remerciements à Moussa Touré pour nous en avoir fait la lecture). La
citation est d’Abou Doumbia, haut cadre de l’administration publique, qui devint en 1993
le premier ambassadeur ivoirien en Arabie Saoudite.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

63

à la Mecque (CNOPM). Le processus de réorganisation communautaire
culmina en 1993 avec la création de la fédération dite Conseil national
islamique, qu’ont également soutenu l’AMSCI et plus d’une quarantaine
de communautés musulmanes de quartier et d’associations locales. Dix
ans plus tard, la majorité des musulmans ivoiriens se rallie toujours au
CNI que dirige Koudouss Idris Koné. Ses grands acquis furent d’avoir
favorisé l’entente entre musulmans de toutes origines et obédiences, en
particulier entre modernistes et traditionalistes, d’avoir désenclavé l’islam
de la sphère rituelle pour le réintégrer dans la vie sociale et culturelle et
d’avoir, en tant que pivot de la société civile islamique, tenté de faire
reconnaître le droit de la communauté à participer au devenir de l’État
ivoirien aux côtés des autres groupes confessionnels et sociétaux. La
guerre civile a gravement affecté et ralenti les activités du CNI mais elle
ne les a pas arrêtées39. Jusqu’à présent, elle n’a pas non plus radicalisé le
message de la fédération, resté modéré et conciliant. Le CNI demeure une
structure unique en son genre, qui attire l’admiration voire suscite l’émulation
des musulmans des pays voisins.

Réformisme et transnationalisme côtier : circulation des hommes et
des idées mais faiblesse des réseaux

Tous nos interlocuteurs béninois, ghanéens et ivoiriens s’accordent
pour constater l’absence de réseau réformiste à l’échelle du littoral du
golfe de Guinée, voire plus largement de l’Afrique de l’Ouest. Rien qui
ne rappelle l’internationalisation planifiée de nombreuses Églises et
cultes traditionnels, avec leurs hiérarchies transnationales, leurs lieux de
rencontre réguliers ou leurs médias régionaux. Rien qui ne s’apparente
non plus au dynamisme transfrontalier des mouvements soufis, hier la
Tidjaniyya ou la Qadiriyya, aujourd’hui la Alawiyya ou l’ordre
Nimatullahi40. Même chez les sunnites, il n’y a pas de coordination
39. Sur la Côte d’Ivoire en guerre, voir le dossier n° 89 de Politique Africaine.
40. La Alawiyya est un ordre d’origine algérienne. Elle fut introduite à Porto Novo
puis à Cotonou dans les années 1990 par Saliou Latoundji, qui avait connu le mouvement
en France : entretien avec Saliou Latoundji, Porto Novo, 13 avril 2003. Chassé d’Iran par
la révolution khoménienne, l’ordre Nimatullahi fut par la suite basé successivement aux
États-Unis et en Angleterre. Le Dr Yacouba Fassassi embrassa le mouvement aux ÉtatsUnis puis implanta des kaniqa (zawiya) d’abord à Abidjan à la fin des années 1970, puis à
Porto Novo dans les années 1990 : entretien avec Yacouba Fassassi, Porto Novo, 13 avril
2003 ; voir aussi les nombreux articles sur l’ordre publiés dans la revue Iqraa Afrique
dirigée par Fassassi.

64

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

internationale de leurs activités associatives. La délégation ivoirienne
au CIMEF de Cotonou s’interrogeait sur cet état des choses :
« Est-il normal que des communautés qui convergent mentalement au
moins cinq fois par jour, s’ignorent et n’échangent qu’épisodiquement ?
Ne pas communiquer des années durant, alors que le fracas du monde
créé un besoin si fort de se mettre ensemble (...) dans les temps anciens,
dans les communautés musulmanes d’Afrique, de véritables échanges se
sont opérés. Il n’était pas rare de voir des délégations partir de
Samatiguila, Odienné, Kong, Bondoukou (Côte d’Ivoire) aller vers Dakar,
Tivaouane (Sénégal), Kankan (Guinée), Bobo-Dioulasso (actuel Burkina).
Ces échanges, véritables rituels, ont été précieux tant dans le renforcement
des liens entre entités pourtant autosuffisantes et libres, que dans la diffusion
du savoir, dans l’amélioration des pratiques. Faut-il se résoudre à admettre
que l’intensité des relations inter-communautaires baisse en proportion
inverse des facilités qu’offrent les outils modernes de communication et
de logique ? »41

Le défaut de convergence entre mouvements réformistes ne signifie
pas l’absence de liens, loin s’en faut. Mais les contacts sont avant tout
individuels, informels, irréguliers. Les animateurs d’associations islamiques
fort désireux de se rencontrer s’invitent volontiers à leurs conférences et
congrès respectifs, mais ces échanges ponctuels n’ont aucun suivi.
Comme dans le passé, des prédicateurs (« ustaz ») itinérants font circuler
des idées. Des étudiants partent étudier dans les écoles islamiques de la
sous-région. Des migrants transmettent parfois des modèles religieux
dans leurs communautés d’origine. De nombreux lettrés, expulsés du
Ghana en 1969-70, ont transité ou se sont établis au Togo où ils sont
devenus un « élément d’approfondissement de l’islam » (Delval, 1981b : 169).
Des réformistes ivoiriens aujourd’hui contraints à l’exil par la guerre civile
et dispersés dans l’Ouest africain sahélien et côtier contribuent aussi au
développement religieux des sociétés d’accueil. Entre musulmans établis
de part et d’autre des frontières, les relations n’ont jamais cessé, comme
entre Yoruba du Sud-Est du Bénin et du Sud-Ouest du Nigeria, quoique
sur un mode plus familial, culturel ou ethnique que religieux. Cependant,
quel que soit l’intensité de ces échanges, ces relations n’ont pas franchi
l’étape de la formalisation et de la routinisation. Comme le résumait
l’imam al-Habib : « les musulmans sont enfermés dans leurs frontières
nationales »42.
41. Texte de la communication de la délégation ivoirienne, CIMEF, Cotonou, 3 août 2002.
Nos remerciements à Moussa Touré qui nous en a fait prendre connaissance.
42. Entretien avec l’imam Ibrahim al-Habib, mosquée centrale zongo, Cotonou, 3 avril 2003.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

65

Cette absence de filière islamique transrégionale fait peut-être l’affaire
des gouvernements laïques, qui, dans la tradition coloniale, se méfient
davantage de la dimension supralocale de l’islam que de celle du christianisme. En Côte d’Ivoire par exemple, il est clair que le pouvoir a fait subtilement obstruction à l’épanouissement des liens entre musulmans de
l’intérieur et de l’extérieur et qu’il a fait pression pour « nationaliser »
l’islam afin de mieux coopter son élite dirigeante. En dépit de ses intentions proclamées et de réalisations concrètes non-négligeables (les
madrasas égyptiennes, par exemple, servirent de vivier à l’élite musulmane
côtière), le monde arabo-islamique n’a pour sa part pas catalysé l’émergence d’une plate-forme de rencontre entre musulmans ouest-africains.
Privilégiant les relations bilatérales arabo/irano-africaines et paralysés par
d’insurmontables divisions qui n’étaient pas que religieuses, institutions
et ONG arabo-islamiques ont moins rapproché que cloisonné les communautés musulmanes tant à l’échelle de la sous-région qu’au sein d’un
même pays. Al-oumma al-islamia déplorait ainsi que la plupart de ces
organisations étaient, au Bénin, « d’un statisme inquiétant[,] très refermées
sur elles-mêmes comme des couvents et très peu coopératives entre elles »43.
Leur financement exclusivement extérieur a par ailleurs nourri chez les
musulmans africains un sentiment de dépendance et une apathie en terme
d’initiative autonome, qui ont pu freiner les projets d’union44.
L’origine du déficit de réseau islamique est toutefois essentiellement
interne aux communautés. « Désorganisées », « divisées », « ségrégationnistes », « égoïstes » ou « apathiques »45, les communautés musulmanes
ont longtemps été confinées à la seule sphère locale, désertant la scène
nationale et à plus forte raison l’arène internationale. Les efforts des
réformistes furent d’abord investis dans l’éducation et la mobilisation du
public musulman de leurs villes, régions ou pays, avant de s’élargir à la
création d’une représentation islamique unitaire vis-à-vis de l’État : pendant
longtemps, les contacts avec l’étranger n’ont pas constitué une priorité.
Au Bénin et au Ghana, les jeunes fédérations islamiques sont encore
insuffisamment établies en dehors de Cotonou et d’Accra et des milieux
intellectuels pour engager la population au niveau national et encore
moins pour parler en son nom à l’étranger. A cet égard, la Côte d’Ivoire
est en avance et, de fait, elle est pionnière en matière d’initiatives en
direction de la sous-région (détails ci-après). A noter par contraste que les
43. Al-oumma al-islamia, n° 10, août 2002.
44. Ces griefs se retouvent chez la plupart de nos interloculeurs ivoiriens, ghanéens et
béninois. Ils s’inscrivent dans le cadre d’une critique plus globale portant sur la nature et
les modalités de l’engagement arabo-islamique dans les affaires religieuses et sociales de
leurs communautés.
45. Ces adjectifs sont repris de l’allocution de Karim Dramane lors de l’assemblée
constitutive du « Réseau », 11 novembre 2003 (archives privées de Yaaya Alihou).

66

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

liens entre musulmans restés au pays et ceux ayant migré en Occident
font l’objet de davantage de suivi, car ils correspondent à un besoin fort
de contact avec la mère-patrie. Ainsi par exemple les relations entre
musulmans de Côte d’Ivoire et musulmans ivoiriens installés aux ÉtatsUnis.
Cette absence de réseau islamique transnational n’est pas synonyme
de renonciation de la part des acteurs réformistes. Ces derniers ont parfaitement conscience de leur appartenance à une « communauté de savoir »
qui dépasse leur horizon national et de leur responsabilité historique à
participer aux transformations impliquant l’islam en Afrique et dans le
monde. Le cinquième objectif listé dans les statuts du Réseau béninois
des associations et ONG islamiques préconise de « développer un partenariat avec les musulmans du monde entier ». En 2002, lors du CIMEF de
Cotonou, la délégation ivoirienne allait même plus loin en soulignant
l’urgence de la formation d’un tel réseau :
« force est de noter la faiblesse, sinon l’absence de projets collectifs
supranationaux. Cela était déjà vrai mais risque de l’être encore plus avec
les derniers événements [11 septembre et conséquences] qui secouent le
monde et induisent chez les musulmans une sourde inquiétude en passe de
les faire se replier sur eux-mêmes. Tout se passe en effet comme si les
échanges transnationaux entre les musulmans étaient désormais frappés
de suspicion. Aujourd’hui, le simple mot de “réseau” a tendance à être
sensible, inquiétant. Réseau rimant avec “islamisme”. Il s’agit de ne pas
se laisser impressionner, à l’ère des réseaux économiques, financiers,
techniques, dont les performances font dire qu’ils sont les seuls outils
aptes à capter l’intelligence qui irrigue le monde. Les musulmans ne peuvent
donc s’ignorer et délaisser la construction des réseaux. Au contraire, ils
doivent, plus que jamais, mettre en pratique ce concept dit “glocal”, qui
commande de “penser globalement et d’agir localement” »46.

L’émergence d’une culture et d’un réseau de la francophonie islamique

L’un des caractères les plus originaux du développement de l’islam
dans le Sud de la Côte d’Ivoire et du Bénin est l’ascendant qu’a pris la
langue française à la fois comme média de communication entre musulmans
et comme référent culturel dans l’élaboration de la conception locale de
l’islam. Cette évolution se retrouve ailleurs en Afrique de l’Ouest francophone
46. Texte de la communication de la délégation ivoirienne, CIMEF, Cotonou, 3 août 2002.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

67

où de plus en plus d’écoles islamiques enseignent un vrai bilinguisme
culturel franco-arabe/islamo-occidental (voir la contribution de Muriel
Gomez-Perez). Mais elle a pris, sur la côte de Guinée et tout spécialement
en Côte d’Ivoire, une ampleur sociologique inégalée. La centralité du
français dans la société et la culture religieuse islamiques locales n’y est
plus un enjeu ou un objet de contestation : c’est une réalité.
Une précision s’impose d’emblée : cet ascendant du français n’est pas
un avatar de l’impérialisme culturel de la France ou l’expression d’une
cooptation aux organes politiques de la francophonie ; elle n’est en rien
synonyme de francophilie. Elle est, plus profondément, la traduction de la
vision pragmatique du sens de l’histoire qu’ont élaboré les élites musulmanes. Le cheminement de ces dernières a été d’accepter le fait accompli
de l’importance incontournable du français dans la vie concrète et symbolique
de leur pays. (Le pourcentage des francophones « réels » ou « occasionnels »
est plus élevé en Côte d’Ivoire, au Togo et au Bénin que dans les pays
sahéliens, Sénégal y compris. La Côte d’Ivoire est le premier pays
francophone d’Afrique par le nombre de ses locuteurs ; de jeunes urbains
parlent même le français comme première langue, avant la langue vernaculaire d’origine de leur famille47). Les nouveaux leaders musulmans ont
pris conscience de l’impérieuse nécessité de maîtriser le français pour que
la société musulmane nationale puisse se faire entendre dans la sphère
publique et participer aux activités du gouvernement ou de l’administration et aux débats politiques, en tant que société civile islamique. Le
constat est que l’intégration dans l’État, que les réformistes appellent
de leurs vœux, passe par le français. Non moins important, le français
est aussi la condition nécessaire (mais non suffisante) pour accéder à la
fonction publique et au secteur moderne de l’économie. Les diplômes des
arabisants, non reconnus officiellement, condamnent leurs titulaires à la
marginalisation dans la société nationale. L’intégration sociale est donc
aussi tributaire du français. Ces réalités sont plus prononcées sur la côte
de Guinée, où l’islam est minoritaire, que dans les pays majoritairement
islamisés où des concessions ont pu être obtenues au nom des musulmans,
ne serait-ce que pour dissiper les revendications en faveur d’une plus
grande islamisation de l’État.
La promotion du français comme langue de l’islam a ensuite contribué
à un décloisonnement des communautés musulmanes, que les réformistes
jugent salutaire. En dissociant l’islam de l’ethnicité, elle a permis une
ouverture vers de nouveaux convertis pour qui l’adoption de la langue et
de la culture ethnique dioula, hausa ou yoruba constituait un obstacle. Elle
a aussi permis la rencontre avec les non-musulmans, surtout les chrétiens

47. http://agence.francophonie.org/. Voir aussi Derive (1986).

68

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

et, dans une certaine mesure, l’amélioration de l’image de l’islam. Elle a
surtout libéré les jeunes musulmans scolarisés dans le système éducatif
officiel et les musulmans des classes moyennes et supérieures de leur
complexe d’infériorité touchant à l’islam, longtemps perçu comme une
religion de vieux cheikhs sclérosés. Ces jeunes et ces cadres occidentalisés
francophones, autrefois tentés par une certaine sécularisation, sont devenus
le fer de lance de maintes associations islamiques. Le français est ainsi
réapproprié comme média privilégié de diffusion de l’islam et plus précisément d’un islam libéral et rationnel, sans complexe face à la modernité
et la mondialisation du temps présent. Il va sans dire que la place et le
rôle dévolus au français ne signifient pas a contrario une dépréciation des
langues vernaculaires, qui permettent à l’oral de toucher un vaste public
de non-francophones, ou à plus forte raison de l’arabe, qui, fort de son
statut de langue sacrée, conserve tout son poids dans l’économie locale
du prestige religieux. Mais la rupture par rapport au passé est que l’arabe
seul ne suffit plus : dorénavant, la renommée intellectuelle et l’influence
socio-politique d’un guide religieux se mesurent aussi à sa maîtrise du
français.
Cette primauté du français s’est exprimée concrètement par l’importation
d’un éventail de plus en plus large de livres islamiques traduits ou écrits
en français, en provenance du Maghreb, du Liban ou de France. Déjà en
1975, Tidjane Ba, arabisant de formation et autodidacte en français,
expliquait à un journaliste du bulletin islamo-chrétien d’Abidjan :
Journaliste : « Pourquoi les livres qui traitent de la religion musulmane
doivent-ils être écrits en arabe ? N’est-ce pas un handicap pour ceux qui
le déchiffrent difficilement ?
Tidjane Ba : Mais ce n’est nullement une obligation, même si de fait,
ils sont souvent rédigés en arabe. On demande aux musulmans de savoir
un minimum d’arabe pour réciter la prière, puisqu’elle doit être prononcée
dans cette langue. Mais toutes les études sur l’Islam peuvent être faites
dans des livres en français ou en anglais. Beaucoup de penseurs musulmans
actuels écrivent dans leur langue maternelle : le célèbre pakistanais Abou
Ila Maoudoudi écrit en urdu. Des étudiants pakistanais de Londres ont
traduit ses livres en anglais, puis des étudiants musulmans de Paris les ont
traduit en français. Le Turc Hamidoulah ou l’Algérien Malik Ben Nabi
sont de formation française. J’estime que l’enseignement de l’arabe n’est
pas un but en soi. Mais un moyen parmi d’autres. A côté de cette langue,
nous devons diffuser des livres en français qui présentent l’Islam »48.

48. Archives du Frère Gwénolé Jeusset, Commission nationale des relations avec
l’Islam, Bulletin de liaison, n° 7, novembre 1975 : 3-7.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

69

Ces livres ont joué un rôle décisif dans la formation autodidacte de
nombreux leaders musulmans francophones. Le béninois Yaaya Alihou se
rappelle n’avoir commencé à comprendre le Coran qu’à l’aide de traductions en français rapportées par des voyageurs dans les années 1950-60.
Membre actif de l’UCJMD puis président de l’OCIB, il a noué des liens
privilégiés avec les milieux musulmans français. En 1968, à l’occasion
d’une dispute entre des jeunes fonctionnaires et leurs parents, les premiers sont allés chercher conseil auprès du rectorat de la mosquée de
Paris, qui, depuis, les conseille en matière de lectures en français49. L’un
des trois fondateurs de l’Union musulmane du Togo (1963), Mama
Fousseini, un Kotokoli, a redécouvert sa religion grâce à la traduction du
Coran de Blachère (Delval, 1981b : 191). Alpha Cissé, considéré comme
le premier cadre de Côte d’Ivoire à porter le drapeau de l’islam, s’était
entièrement formé dans des ouvrages en français (Delval , 1980 : 70).
Depuis, les musulmans locaux ont entrepris leurs propres traductions.
Ainsi celle (inachevée) du Coran sur cassette proposée par Djiguiba
Cissé, imam du Plateau à Abidjan : elle circulerait dans toute l’Afrique
francophone et même au Canada. (Au Ghana voisin, The Islamic Book
and Translation Council de Cheikh Mustapha Ibrahim était en partie
consacré à la traduction de textes islamiques en anglais50). Cette nouvelle
légitimation de la traduction de textes religieux islamiques en langues
européennes mais aussi en langues locales, qui rappelle le modèle missionnaire chrétien d’évangélisation, marque une rupture par rapport au
passé (Sanneh, 1994).
L’importance du français s’exprime aussi par son usage dans la presse
et les autres publications islamiques, les programmes radiophoniques et
télévisés islamiques, les sermons du vendredi dans les mosquées réformistes d’Abidjan, les conférences et les séminaires des associations
musulmanes, les cours d’alphabétisation en français destinés aux prédicateurs arabophones, la musique islamique liturgique, etc. Depuis le milieu
des années 1990, dans l’esprit de l’école pionnière Léon Bourguine de
Porto Novo, le CNI a par ailleurs promu le développement d’« écoles
confessionnelles islamiques conventionnées », sensées pallier les insuffisances à la fois des écoles coraniques traditionnelles et des madrasas
réformées. Ces écoles, ouvertes à tous les enfants sans distinction de religion,
adoptent le français comme langue d’éducation et suivent le programme
officiel : elles sont donc reconnues et subventionnées par l’État. L’étude
de l’arabe est proposée au titre de langue étrangère à l’instar de l’anglais
ou de l’espagnol et les cours de religion sont facultatifs.
49. Entretien avec Yaaya Alihou, Cotonou, 7 avril 2003.
50. The Reminder, vol 2, n° 1, juillet – septembre 2002 : 25 et entretien avec Cheikh
Mustapha Ibrahim, Kotobabi, Accra, 10 septembre 2002.

70

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

Dans une certaine mesure, l’usage du français influe sur le processus
même de reformulation de la culture religieuse locale. Il influence par
exemple le contenu des sermons, qui tendent à traiter davantage les problèmes d’actualité sociaux et politiques. Les imams réputés les plus politisés sont tous des francophones. Les sermons en français répondent aussi
moins à la logique du rituel qu’au souci d’efficacité de communication et
de marketing des idées51. L’enjeu n’est donc pas que la maîtrise de la
langue mais aussi de la psychologie et de la culture associées au
français52. Par ailleurs, l’usage du français est devenu un facteur central
dans la définition du clivage entre jeunes et vieux musulmans. Il faut
reconnaître toutefois qu’il ne s’agit pas seulement d’une question linguistique
mais aussi d’un problème de mentalité. Entre arabophones et francophones,
les désaccords portent davantage sur la conception du dogme et les pratiques religieuses que sur la langue en soi. Quelle que soit la gestion de
ces tensions, il est de fait que les deux groupes convergent de plus en plus
dans l’acceptation de l’adoption du français. La tendance, pour les arabisants
de retour du monde arabe, est d’apprendre le français (les francophones
n’ont pour leur part jamais cessé de priser les cours d’arabe).
Le développement d’une francophonie islamique a donné lieu à de
nouvelles initiatives réformistes, qui, si elles n’ont pas (encore ?) abouti à
la formation de réseaux institutionnalisés d’échanges permanents, visent
délibérément cet objectif. Peu à peu, des étapes ont d’ailleurs été franchies
en cette direction. La première expérience a été le Séminaire international
de formation des responsables d’associations musulmanes. Organisé par
la Communauté musulmane de la Riviera avec le soutien initial de
l’International Islamic Federation of Student Organizations (IIFSO), le
SIFRAM réunit à Abidjan depuis 1991 une moyenne de 150 à 200 délégués
et des intervenants éminents en provenance surtout d’Afrique de l’Ouest
mais aussi du monde arabe et de France53. La rencontre a été conçue pour
« favoriser les échanges entre responsables d’associations pour renforcer leur fraternité, initier les séminaristes aux techniques modernes de
gestion (marketing, mise en place d’un budget, etc.), les former sur un
plan théologique, étudier les problèmes de leadership, enseigner la
connaissance et la maîtrise de l’environnement des musulmans de Côte
d’Ivoire et des pays frères »54.

51. Entretien avec Ibrahim Sy Savane, Riviéra, Abidjan, 19 août 2002.
52. Entretien avec Moussa Touré de la CMR, Marcory, Abidjan, 22 août 2002.
53. Le Médiateur (bulletin de l’AJMCI), n° 2, 15 octobre 1994.
54. Archives de l’AJMCI : document relatif au SIFRAM 1991.

D’ABIDJAN À PORTO NOVO

71

Comme l’écrivait plus prosaïquement un journaliste de la presse ivoirienne
en 1998 : « Le SIFRAM est un cadre élaboré pour servir de passerelle entre
les associations musulmanes nationales et celles qui existent à travers le
monde »55. Dans le principe, il ne se limitait pas aux participants francophones. En pratique, seule une session accueillit des anglophones venus
du Nigeria (1991). Aussi, quand le SIFRAM commença à s’essouffler
après une décennie de succès, la relève prit-elle la forme du Colloque
international des musulmans de l’espace francophone, dont la première
édition s’est tenue à Grand-Bassam en août 2000. Le CIMEF a réuni des
participants de 16 pays francophones d’Europe et d’Afrique. Les objectifs
étaient de faire se
« côtoyer au sein d’une même plate-forme de réflexion et d’échanges
(...) des cadres associatifs ou des intellectuels musulmans engagés dans
les différentes régions de l’espace francophone », parce qu’ils « sont
confrontés à de nombreux défis communs qui nécessitent la concertation,
l’échange et le débat. Qu’il s’agisse de l’éducation, de la formation, de la
question de la laïcité, de l’élaboration du discours islamique en langue
française et de bien d’autres thèmes encore, les chantiers de réflexion ne
manquent pas »56.

Sous la houlette de Tariq Ramadan, islamologue à l’Université de
Fribourg et nouveau promoteur d’un islam européen – il avait participé au
SIFRAM 1999 – les actes du colloque ont été publiés en 2001 sous le
titre Les musulmans francophones. Réflexions sur la compréhension, la
terminologie, le discours (Éditions Tawhid, Lyon). La deuxième édition
du CIMEF, prise en charge par le Réseau des associations et ONG
islamiques du Bénin, s’est tenue à Cotonou en 2002. Le thème, « la scène
internationale, le discours islamique et les expériences d’une éducation
adaptée », signifiait le besoin d’ « analyser la crise vis-à-vis de l’Islam
après le 11 septembre et [de] définir les axes d’un discours musulman au
cœur de la situation internationale »57. Il est prévu qu’à l’avenir, SIFRAM
et CIMEF se tiendront un an sur deux en alternance, respectivement à
Abidjan (si la situation politique le permet) et dans diverses villes
d’Afrique de l’Ouest. Si la géopolitique de ces initiatives n’est en rien
restreinte au littoral de Guinée, il reste significatif que ce soit cette région
qui leur ait servi de berceau et de tremplin.

55. Le Jour, 27 août 1998.
56. Archives de la CMR : documents relatifs au CIMEF 2000.
57. Al-oumma al-islamia, n° 10, 2 août 2002.

72

ENTREPRISES RELIGIEUSES TRANSNATIONALES

Conclusion

Les communautés musulmanes établies entre Abidjan et Porto Novo
n’ont pas institué une internationale islamique que l’islamophobie verrait
porteuse d’un agenda absolutiste. Dans l’ensemble, les déterminations et
frontières nationales, culturelles et ethniques isolent, fragmentent ou freinent
toujours les velléités de formation d’une umma supranationale incarnant
un idéal de solidarité intra-musulmane. Plus spécifiquement, les associations
réformistes promeuvent un message islamique qui, certes, s’accorde aux
préceptes universalistes de la tradition prophétique, mais qui s’inscrit
aussi dans l’environnement particulier des communautés : le message
global est réincarné dans le local. Il en va de même de leur sociabilité
religieuse et de leurs modes d’organisation communautaire, qui répondent
aux besoins concrets et actuels de la société musulmane urbaine ou nationale. Le discours ivoirien et ses pratiques ne font ainsi pas forcément sens
au Ghana, au Togo ou au Bénin voisins. Les mouvements réformistes sur
la côte de Guinée, ni désincarnés, ni déterritorialisés, restent foncièrement
pluriels et singulièrement autonomes.
L’étape de la restructuration de la société musulmane au niveau national
franchie ou en bonne voie, les élites réformistes tentent alors de s’ouvrir
sur l’extérieur. Ce souci de s’insérer sur la scène internationale correspond à une prise de conscience de leur déficit d’organisation par rapport
aux Églises transnationales, dont ils subissent de plein fouet la compétition,
mais aussi et surtout des risques et des défis positifs de la mondialisation.
Le développement dans l’espace francophone représente une tentative
d’élargissement et d’approfondissement des projets réformistes. Il se situe
davantage sur un plan socio-culturel que politique et traduit un processus
interne de revitalisation qui ne s’accommode ni d’un alignement passif
sur le monde arabo-islamique, ni d’un rejet fermé de l’Occident.

Ressources liées

Contenus avec " cite : D'Abidjan à Porto Novo : associations islamiques, culture religieuse réformiste et transnationalisme sur la côte de Guinée "
Titre Classe
Muslim Reformists and the State in Benin Section de livre