Du soufisme au réformisme : la trajectoire de Mohamed Habib, imam à Cotonou

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Academic Article
Title
Du soufisme au réformisme : la trajectoire de Mohamed Habib, imam à Cotonou
list of authors
Denise Brégand
Abstract
fr Le 21 novembre 1999 à Cotonou (Bénin), un imam soufiste, cheikh de la société confrérique de la Tidjaniyya niassène, nomme son fils, lettré et arabisant, à sa propre succession au poste d'imam de la nouvelle mosquée du quartier Zongo. Cette nomination, non conforme à l'usage, est cependant entérinée par l'assemblée des notables. L'article présente la trajectoire de ce jeune imam, formé dans la "zaouya" de son père et diplômé des universités islamiques, qui prend le leadership de la scène réformiste tout en "se reconnectant" à la société béninoise. Les dynamiques de l'islam dans le sud du Bénin, rendues plus complexes par l'arrivée de nouveaux courants, ne se réduisent cependant pas à une dichotomie entre islam confrérique et islam réformiste: des transformations sont à l'œuvre, dans lesquelles l'imam el Hadj Habib joue peut-être le rôle de "passeur". Homme de religion et "manager", offrant une image de modernité, l'imam Habib a atteint une notoriété qui dépasse Cotonou; il s'est imposé comme interlocuteur incontournable sur la scène islamique locale et a tissé des liens dans la sous-région. Notes, réf., rés. en français et en anglais. [Résumé extrait de la revue, adapté]
en This article deals with the life story of a reformist Islamic scholar, el Hadj Ibrahim Habib, who was appointed imam of the Zongo Mosque in Cotonou by his father, the sheikh of the Tijaniyyah Sufi order. This young imam has developed new tools of communication and has built a very dynamic organization around him. His mosque has become the center of reformist Islam in the southern part of the Republic of Benin, and members of the da’wa have been strongly involved in Islamic associations. El Hadj Habib, who had lived outside the country for a long time, came to be “reconnected” over the last fifteen years before becoming an important local notable. The complexity of the Islamic landscape in Cotonou cannot be reduced to a dichotomy between Sufi tradition and reformist Islam. As such, El Hadj Habib is a good example of possible links between Sufism and reformism, which have been found in other parts of the continent.
Journal
Politique africaine
volume
116
issue
4
page start
121
page end
142
Date
2009
Language
Français
Wikidata QID
Q113527816
Spatial Coverage
Bénin
extracted text
121 recherches

Denise Brégand

Du soufisme au réformisme :
la trajectoire de Mohamed Habib,
imam à Cotonou
Le 21 novembre 1999 à Cotonou, un imam soufiste, cheikh de la Tidjaniyya
niassène, nomme son fils, lettré et arabisant, à sa propre succession au poste
d’imam de la nouvelle mosquée du quartier Zongo. Cette nomination, non
conforme à l’usage, est cependant entérinée par l’assemblée des notables.
L’article présente la trajectoire de ce jeune imam, formé dans la zaouya
de son père et diplômé des universités islamiques, qui prend le leadership
de la scène réformiste tout en « se reconnectant » à la société béninoise.
Les dynamiques de l’islam dans le sud du Bénin, rendues plus complexes
par l’arrivée de nouveaux courants, ne se réduisent cependant pas à une
dichotomie entre islam confrérique et islam réformiste : des transformations
sont à l’œuvre, dans lesquelles l’imam el Hadj Habib joue peut‑être le rôle
de « passeur ».

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dans les villes africaines ont donné lieu dès le début de la décennie 1990 à des
colloques et publications qui interrogeaient les rapports entre islam confrérique
et islam réformiste 1 et appréhendaient les nouvelles expressions religieuses
dans leur rapport à la modernité et au politique 2 . Les scènes islamiques

1. Ces catégories (« réformisme » et « fondamentalisme ») sont celles des chercheurs, dans lesquelles
les intéressés ne se reconnaissent pas. L’hétérogénéité de la catégorie « réformiste » n’a pas été
suffisamment soulignée. Ses acteurs ont en commun de prôner le retour aux textes, de revendiquer
la modernité, de ne pas reconnaître les confréries et de vouloir éradiquer des pratiques jugées
extérieures à l’islam. Les notions utilisées par ces acteurs dits « réformistes » renvoient davantage
au « réveil islamique », au « renouveau », ou au « vrai islam ». Au Bénin, les plus « radicaux » d’entre
eux se dénomment eux-mêmes Ahali sunna (une adaptation locale de l’arabe Ahl al sunna : gens de
la tradition), alors qu’à de rares exceptions, tous les musulmans béninois sont sunnites. L’adjectif
« radical » indique ainsi non une catégorie, mais une intensité.
2. Voir R. Otayek (dir.), Le Radicalisme islamique au sud du Sahara. Da’wa, arabisation et critique de
l’Occident, Paris/Talence, Karthala/MSHA, 1993 ; J.-F. Bayart (dir.), Religion et modernité politique en
Afrique noire. Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993 ; L. Brenner (dir.), Muslim Identity
and Social Change in Sub-Saharian Africa, Londres, Hurst, 1993; F. Constantin et C. Coulon (dir.), Religion
et transition démocratique en Afrique, Paris, Karthala, 1997 ; E. E. Rosander et D. Westerlund (dir.),
African Islam and Islam in Africa. Encounters between Sufis and Islamists, Londres/Uppsala, Hurst/

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Les dynamiques de l’islam, ses transformations, sa plus grande visibilité

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africaines y ont été abordées sous l’angle de l’opposition classique entre un
islam confrérique, considéré comme pacifique et tolérant – nonobstant les
djihads menés en son nom, notamment au xixe siècle –, et un islam réformiste
en expansion, inquiétant car associé aux États islamiques. Durant les deux
dernières décennies, la situation et les problématiques ont évolué, la dichotomie
entre islam confrérique et islam réformiste a fait place à une configuration
plus complexe 3 alors que de nouveaux courants confrériques et fondamentalistes s’implantent dans bon nombre de pays.
L’expansion de l’islam réformiste fut liée au retour des étudiants en religion
qui ont, dans toute l’Afrique subsaharienne, bénéficié de bourses octroyées
par les États arabes ou les organisations non gouvernementales (ONG)
islamiques transnationales à partir des années 1970. Ces bourses ont conduit
des centaines d’élèves et étudiants coraniques vers les universités arabes, à
Médine en Arabie saoudite, au Koweït, en Libye, à al-Azhar au Caire, plus
rarement à la Zaytuna de Tunis. De retour en Afrique subsaharienne, ces
nouveaux intellectuels arabisants, arguant de leurs compétences en arabe et
en sciences religieuses, se sont souvent opposés aux pratiques des confréries.
Comme le remarque René Otayek, ils ne possédaient pas l’exclusivité de ce
savoir islamique exprimé en arabe : « les confréries aussi produisent des
arabisants, et d’une catégorie à l’autre, il existe des passerelles qui, si elles ne
gomment pas les clivages, tendent au moins à les polir 4 ». Cependant, si la
réforme de l’islam restait encore au début des années 1990 associée à
l’arabisation, ce n’est plus le cas aujourd’hui: les acteurs de la da’wa 5 s’expriment
dans les langues comprises par le plus grand nombre, les réformistes de
toute l’Afrique occidentale francophone se rencontrent dans des conférences
dans lesquelles ils communiquent en français. L’islam au Bénin participe
à ces évolutions, souvent avec un décalage temporel par rapport à des pays
fortement islamisés tels le Sénégal ou le Mali.
Les premiers arabisants ont commencé à revenir au Bénin durant la
décennie 1980. En 2003, Galilou Abdoulaye estimait le nombre des arabisants

Nordic Africa Institute, 1997 ; O. Kane et J.-L. Triaud (dir.), Islam et islamismes au sud du Sahara,
Paris/Aix-en-Provence, Karthala/Iremam, 1998 ; plus récemment, voir C. Coulon (dir.), L’Afrique
politique 2002. Islams d’Afrique, entre le local et le global. Paris/Pessac, Karthala/CEAN, 2002 ;
A. Piga (dir.), Islam et villes en Afrique au sud du Sahara. Entre soufisme et fondamentalisme, Paris,
Karthala, 2003 ; M. Gomez-Perez (dir.), L’Islam politique au sud du Sahara. Identités, discours et enjeux,
Paris, Karthala, 2005.
3. Voir R. Loimeier, « Patterns and Peculiarities of Islamic Reform in Africa », Journal of Religion
in Africa, vol. 33, n° 3, 2003, p. 237-262.
4. R. Otayek, Le Radicalisme islamique…, op. cit., p. 8.
5. Da’wa : invitation, appel à l’islam.

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Politique africaine n° 116 - décembre 2009

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de retour au pays à cinq cents 6, et à l’automne 2008, lors d’une réunion des
directeurs de madāris 7, l’imam de la mosquée de Zongo à Cotonou l’évaluait
à neuf cents. Certains d’entre eux, pas ou peu scolarisés dans les écoles
francophones avant leur départ, ont perdu l’usage de la langue française,
langue officielle au Bénin. Quant à ceux qui ont pu préparer un diplôme dans
une discipline profane, ils n’obtiennent pas d’équivalence, et tous se trouvent
en quête d’emploi sur le marché du travail islamique. L’offre y dépend en
grande partie des ONG transnationales qui rémunèrent des prédicateurs et
des imams dans les mosquées qu’elles construisent, ainsi que des enseignants
dans les écoles coraniques et mada-ris qu’elles financent. Installées dans les
années 1990 à la faveur de la libéralisation qui a suivi la chute du régime de
la Révolution, ces ONG, alors fers de lance de la réforme de l’islam dans une
partie de l’Afrique subsaharienne, se sont souvent trouvées impliquées dans
les conflits de succession aux postes d’imams. En effet, en voulant imposer
des imams réformistes, voire fondamentalistes, dans les mosquées qu’elles
construisent, elles se heurtent à la résistance des imams en place et des
confréries. Ces oppositions, anciennes dans les pays où l’islam est dominant
et où, dès les années 1950, une minorité intellectuelle et politisée critiquait
avec véhémence le soufisme populaire 8, peuvent apparaître comme nouvelles
sur les zones côtières christianisées du golfe de Guinée.
L’islam, en expansion dans tout le Bénin, religion majoritaire dans le nord,
minoritaire dans le sud, concerne 14,2 % de la population de Cotonou et 25,1 %
de celle de Porto Novo 9. Cependant, dans ces villes du sud où domine le
christianisme, la scène islamique se révèle particulièrement dynamique. Dans
un contexte de prolifération des groupes religieux majoritairement chrétiens,
parmi lesquels les dénominations des églises évangéliques et pentecôtistes
sont en constante augmentation 10, et dans une région de grande circulation
6. G. Abdoulaye, Les Diplômés béninois des universités arabo-islamiques: une élite moderne «déclassée» en quête
de légitimité socio-religieuse et politique, Mainz, Johannes Gutenberg Universität, Institut für Ethnologie und Afrikastudien, 2003, disponible sur <http://www.ifeas.uni-mainz.de>.
7. Pluriel de madrasa : école réformée.
8. J.-L. Triaud, « Le mouvement réformiste en Afrique de l’Ouest dans les années 50 », in
J.-L. Triaud (dir.), Sociétés africaines, monde arabe et culture islamique, Paris, Inalco/Cermaa, 1979,
p. 195-212.
9. République du Bénin, Ministère chargé du plan, de la prospective et du développement, Troisième
recensement général de la population et de l’habitat de février 2002, Cotonou, Institut national de la
statistique et de l’analyse économique/Comité national du recensement, 2003.
10. Sur les églises évangéliques et pentecôtistes, voir C. Mayrargue, « Pluralisation et compétition
religieuses en Afrique subsaharienne. Pour une étude comparée des logiques sociales et politiques du christianisme et de l’islam », Revue internationale de politique comparée, vol. 16, n° 1, 2009,
p. 83-98 et Dynamiques religieuses et démocratisation au Bénin. Pentecôtisme et formation d’un espace
public, thèse de doctorat de science politique, Institut d’études politiques de Bordeaux/Université
Montesquieu-Bordeaux IV, 2002.

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De la “baraka” d’Ibrahim Niasse au diplôme koweïtien
Né en 1958 dans l’une des plus anciennes familles hausa du quartier Zongo
de Cotonou 15, Mohamed Habib étudie le Coran avec son père, imam de Zongo,
qui l’initie très jeune à la Tidjaniyya 16. Lorsque Ibrahim Niasse (1902-1975),
11. xve siècle dans le nord, milieu du xixe siècle dans le sud.
12. G. Abdoulaye, L’Islam béninois à la croisée des chemins. Histoire, politique et développement, Köln,
Köppe, 2007 ; D. Brégand, « Les Wangara du Nord-Bénin face à l’avancée du fondamentalisme : étude
comparative à Parakou et Djougou », Islam et sociétés au sud du Sahara, n° 13, 1999, p. 91-102.
13. Construite en 1999 à l’emplacement de l’ancienne mosquée du quartier des Hausa afin
d’augmenter les capacités d’accueil (voir infra).
14. Voir O. Roy, La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008. Habib ne
« se reconnecte » pas aux aspects qu’il dénonce comme païens mais à une forme de sociabilité.
Il redevient le fils de son père, un enfant de Zongo.
15. Dans quasiment toutes les villes d’Afrique occidentale, les commerçants itinérants hausa ont
fondé les quartiers Zongo qui, outre les Hausa, accueillent les « étrangers » venus de régions plus
nordiques et généralement musulmans.
16. Entretien avec l’imam Habib, mosquée de Zongo, 5 février 2005.

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des hommes et des marchandises ouverte aux influences extérieures, les
nouveaux courants de l’islam s’installent plus facilement que dans le nord
du pays, où la pénétration de l’islam est plus ancienne 11 et où les imams
et cheikhs confrériques opposent une résistance plus forte pour conserver le
pouvoir 12 . Cette situation minoritaire aurait pu favoriser une plus grande
cohésion des musulmans, mais leurs divisions les ont desservis. En outre,
dans les grandes villes du sud, où les groupes prosélytes des différentes
religions ont une grande visibilité dans l’espace public, les prédicateurs
musulmans participent d’un mouvement général qui les fait bénéficier d’une
certaine banalisation. Les villes côtières, où les ONG islamiques ont installé
leur siège, attirent les diplômés en religion à la recherche d’un emploi et
accueillent de nombreux séminaires sur des thématiques confrontant l’islam
aux grandes questions contemporaines.
à Cotonou, el Hadj Mohamed Habib fait partie de ces arabisants. Il a suivi
le parcours classique des universités arabes, en particulier au Koweït, dont
il est revenu critique envers les pratiques confrériques. Sa singularité tient au
fait qu’il est né dans une famille soufiste et que son père, feu l’imam Yaro
(vers 1913-2002), l’a nommé de son vivant à sa propre succession au poste
d’imam de la plus grande mosquée de la ville, le jour de l’inauguration de
celle-ci 13. El Hadj Habib a fait de sa mosquée le pôle de l’islam réformiste
dans le sud du pays, tout en se « reconnectant 14 » à la société dans laquelle
il a grandi.

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fils de Cheikh Abdoulaye Niasse, fondateur au Sénégal d’une branche de la
Tidjaniyya et lui-même fondateur d’une sous-branche de la Tidjaniyya
niassène très répandue en Afrique occidentale, se rend à Cotonou durant ses
tournées de 1967 et 1968, il séjourne dans la zaouya 17 de l’imam Yaro et le
jeune Habib reçoit alors sa baraka 18. Selon un adepte de Parakou 19, Niasse
avait en effet donné un dîwân à ses disciples 20 ; or Habib le lisait avant de
partir au Koweït, développant ainsi son goût pour la poésie et exprimant son
adhésion à cette forme de culte confrérique 21.
Au début des années 1970, le jeune Habib, soutenu par son père qui souhaite
qu’il devienne un lettré coranique, a pris goût aux études. Il postule pour une
bourse octroyée par le Koweït et l’obtient grâce aux notions d’arabe qu’il a
acquises. Comme le remarque Galilou Abdoulaye, les parents soufistes,
ignorant le contenu de l’enseignement dispensé dans les universités islamiques
arabes, espéraient alors que le renforcement des connaissances islamiques
de leurs fils « [ferait] d’eux leurs successeurs potentiels (imams, muqaddam 22,
maîtres coraniques, etc.), bref, les dépositaires de l’islam confrérique et
maraboutique dont ils se veulent les gardiens du temple 23 ». C’est le contraire
qui se produisit.
Habib part au Koweït en 1974. Il se souvient encore aujourd’hui de ce long
voyage qui a duré deux jours 24 et qui, à une époque où les transports aériens
restaient peu accessibles, représentait un événement. Le caractère initiatique
d’un tel voyage et de cette longue absence rappelle les pérégrinations des
membres des confréries qui partaient pendant des années pour recevoir

17. Zaouya (nom local de zawiya) : désigne les maisons des cheikhs des confréries où ils délivrent
leur enseignement aux talibe et où les membres de la tariqa se réunissent.
18. Baraka : littéralement « bénédiction ». Chez les soufis, il s’agit d’un potentiel surnaturel dont
les « effluves » peuvent être transmis par le Prophète par l’intermédiaire d’une chaîne initiatique
ou par ascendance charnelle. Voir A. Popovic et G. Veinstein (dir.), Les Voies d’Allah. Les ordres
mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, Paris, Fayard, 1996, p. 619.
19. Entretien avec el Hadj Panga, transporteur routier, membre de la Tidjaniyya niassène, Parakou,
février 2006.
20. En arabe, perse et turc, dîwân a, parmi d’autres significations, celle de recueil de textes d’un
poète. Voir C. E. Bosworth, E. van Donzel, W. P. Heinrichs et al., Encyclopédie de l’islam, Leiden,
Brill, 1993. L’interlocuteur ne connaissait pas l’auteur du dîwân.
21. Alors que les « réformistes » ne reconnaissent que le Coran et les hadîths (dires et faits du
Prophète).
22. Muqaddam : chef de confrérie.
23. G. Abdoulaye, L’Islam béninois…, op. cit., p. 177. Galilou Abdoulaye est lui-même le fils de
feu Abdoulaye Soilihou, cheikh de la Tidjaniyya niassène à Parakou. Sur cette question, il écrit
de l’intérieur de la société étudiée.
24. Entretien avec l’imam Habib, Cotonou, 15 février 2005.

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l’enseignement des grands maîtres coraniques 25 (tradition de la rihla 26).
Désormais les professeurs et prédicateurs arabophones concurrencent les
maîtres soufistes et, dans les universités où le charisme des prédicateurs relaie
celui des grands cheikhs, les étudiants apprennent à contester leurs anciens
maîtres au bénéfice d’un « islam mondialisé 27 ».
Au Koweït, Habib étudie la langue arabe. Ayant le choix entre deux cursus,
littérature arabe ou charia, il opte pour la littérature et obtient son baccalauréat
en 1980. Après un détour par l’Égypte pour le renouvellement de son visa,
il revient au Koweït pendant deux ans afin d’y étudier la psychologie et
la pédagogie. Parallèlement, il travaille pour la société japonaise JVC qui
informatise le dictionnaire Larousse bilingue arabe-français et prend des
cours à l’Alliance française dans le but d’entrer à la Sorbonne. Faute de moyens,
il doit y renoncer. En février 1986, il s’inscrit à la Zaytouna de Tunis et, après
une année propédeutique, entreprend un magistère de sémantique en trois
ans, qu’il termine au Koweït après l’obtention d’un nouveau visa. Alors qu’il
passe ses vacances au Bénin en 1990, l’Irak envahit le Koweït. Il ne peut donc
pas repartir et, lorsqu’en 1991 la possibilité lui en est finalement offerte, il fait
le choix de rester auprès de ses parents âgés.
Ce parcours a duré seize ans, seize ans durant lesquels Habib a dû changer
plusieurs fois de pays pour renouveler son visa et a subi les contrecoups de
la politique internationale 28. Il a pu constater au Koweït que, contrairement
à l’universalisme affirmé dans l’islam, les étudiants africains ont peu de
contacts avec les Koweïtiens. à la différence de ses coreligionnaires qui ont
étudié à Médine, il a eu la possibilité de choisir son cursus et, comme beaucoup
d’autres étudiants partis dans les universités arabes, il a été tenté par une
université occidentale mais s’est heurté à des difficultés administratives et
économiques l’empêchant d’y entrer. Si le père d’Habib avait des projets précis
pour son fils, on sait qu’une partie des boursiers partis dans les pays arabes
n’a choisi cette destination que par défaut.

25. Voir par exemple A. M. Yattara et B. Salvaing, Almamy. Une jeunesse sur les rives du fleuve Niger,
Brinon-sur-Sauldre, Grandvaux, 2000 ; A. H. Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le sage de
Bandiagara, Paris, Seuil, 1980.
26. Rihla : cette injonction, associée à un désir de connaissance croissant, spécialement le ilm au
sens de tradition, est à l’origine du concept de al-rihla fī talab al-‘ilm (« voyage pour la recherche
de la connaissance ») dans l’islam médiéval : voir C. E. Bosworth, E. van Donzel, W. P. Heinrichs
et al., Encyclopédie de l’islam, op. cit.
27. O. Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.
28. Tout comme certains interlocuteurs qui se trouvaient en Libye lors de la guerre avec le Tchad
et qui ont dû rentrer au Bénin.

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Lorsqu’Habib revient dans son pays, ses diplômes arabes ne sont pas
reconnus, mais il a acquis des connaissances et des compétences, en particulier
dans le domaine pédagogique, qui lui permettent d’exploiter les possibilités
offertes par le contexte politique de transition démocratique. Les péripéties
de cette longue absence du pays l’ont amené à développer des qualités de
persévérance et d’organisation, grâce auxquelles, mettant à profit son héritage
familial, il prend au cours des années 1990 le leadership de la scène islamique
réformiste dans le sud du pays.

Les années 1990 : du retour d’Habib à sa nomination
au poste d’imam

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Le contexte du retour

Habib revient au Bénin après la Conférence nationale, durant la phase
de transition qui précède les élections législatives et présidentielle de 1991 29.
La Constitution, adoptée par référendum le 2 décembre 1990 et promulguée
le 11 décembre, dispose que « La République du Bénin est une et indivisible,
laïque et démocratique » (article 2) et garantit les libertés publiques, parmi
lesquelles la liberté religieuse (article 23). L’article 14 autorise les institutions
religieuses à ouvrir des écoles privées. Dans le contexte d’effervescence
qui caractérise cette période, Habib, déjà engagé dans son projet de madrasa,
participe aux états généraux sur l’éducation 30.
à la faveur de la liberté d’association établie sur le modèle de la loi française
de 1901, un vaste mouvement associatif se développe. Des associations
islamiques structurent l’entrée des musulmans sur la scène publique.
29. R. Banégas, La Démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires politiques au Bénin, Paris,
Karthala, 2003.
30. Information donnée par el Hadj Habib lui-même le 5 février 2005.

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Parti pendant le régime de la révolution, Habib se réinstalle au Bénin au
début de la phase de transition démocratique qui voit les musulmans
s’organiser pour se faire reconnaître sur la scène publique. à l’issue d’une
décennie durant laquelle il devient la figure dominante du « réveil islamique »
à Cotonou et remplace son père malade dans ses fonctions d’imam, il est
finalement nommé par celui‑ci imam de la nouvelle mosquée de Zongo
inaugurée le 21 novembre 1999.

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Elles demeurent en nombre très inférieur à celui des associations chrétiennes,
principalement dans les départements du sud du pays où le christianisme est
la deuxième religion, et la première dans les deux villes principales, Cotonou
(57,6 % de catholiques, 75,4 % de chrétiens) et Porto Novo (45,5 % de catholiques,
62,4 % de chrétiens) 31. Les institutions catholiques et protestantes sont très
présentes dans les domaines de l’éducation et de la santé. La pluralisation et
la globalisation du champ religieux affectent également le monde musulman.
Les années 1990 voient ainsi l’implantation de nouveaux acteurs religieux au
Bénin : nouvelles turuq 32, ordres Nimatullahi et Alawiyya, courants prosélytes
transnationaux tels le Tabligh et la Ahmadiyya 33, et mouvance réformiste et
fondamentaliste qui trouve ses sources essentiellement dans les pays du Golfe
et dans les États du nord du Nigeria.
C’est dans ce contexte qu’Habib met en place les infrastructures qui lui
permettent de structurer le champ réformiste. Il entreprend les démarches
nécessaires afin de terminer la construction de la mosquée qui doit remplacer
l’ancienne mosquée de quartier construite à Zongo en 1912, et dont son père
était l’imam. Il s’investit également pour obtenir l’homologation par l’État de
l’école franco-arabe construite en face de la nouvelle mosquée pour remplacer
l’école coranique détruite par le chantier. Les difficultés pour terminer la
mosquée tiennent à la fois à des problèmes de financement et aux rapports
des commanditaires du chantier avec les pouvoirs publics. Habib mobilise
des hommes d’affaires musulmans afin qu’ils apportent les fonds nécessaires.
L’un d’eux, el Hadj Daouda Lawal, contribue très largement au financement
des travaux et de la première et unique radio islamique de Cotonou, La Voix
de l’islam, qui émet depuis la mosquée. Selon el Hadj Habib, les relations avec
les pouvoirs publics ont été plus difficiles durant la présidence de Nicéphore
Soglo (1991-1996) qu’après l’élection de Mathieu Kérékou en 1996. Sous la
présidence Soglo, le ministre de l’Éducation nationale, musulman originaire
du nord du pays, n’a pas aidé le projet d’école, alors que les problèmes ont été plus
faciles à régler avec les ministres non musulmans qui lui ont succédé 34.

31. République du Bénin, Ministère chargé du plan, de la prospective et du développement,
Troisième recensement général…, op. cit.
32. Pluriel de tarīqa : voie. C’est par ce terme qu’est rendue la notion de confrérie.
33. D. Brégand : « La Ahmadiyya au Bénin », Archives de sciences sociales des religions, n° 135, 2006,
p. 73-90. Le Tabligh et la Ahmadiyya sont des mouvements prosélytes nés dans l’Inde coloniale,
respectivement en 1882 et 1926.
34. Peut-être un ministre musulman se montrait-il plus méfiant à l’égard d’une entreprise
« réformiste » que des ministres non-musulmans.

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128 recherches

Politique africaine
129 Du soufisme au réformisme : la trajectoire de Mohamed Habib, imam à Cotonou

Durant les années 1990, el Hadj Habib enseigne à l’école franco-arabe,
prêche et, à partir de 1993, remplace son père malade dans ses fonctions
d’imam. Il acquiert une certaine notoriété, ses prêches semblant répondre aux
attentes de la jeunesse musulmane instruite. L’un de ses fidèles relate ainsi
sa première rencontre avec Habib en 1995-1996 :
« À Zongo, il y avait une petite mosquée dans laquelle on priait et étudiait. Quand
j’ai entendu l’imam Habib, ça m’a sidéré. J’ai constaté aussi que devant la maison d’Habib,
on enseignait, c’est là que j’ai tout appris 35 ».

Avant même d’être nommé imam, Habib a apporté ses compétences
religieuses à une partie de la jeunesse musulmane, en quête de savoir
islamique et de renouvellement, mais aussi un discours sur le monde et un
style qui lui donne une image moderne. Toutes ses actions « sur le terrain » et
la notoriété qu’il a acquise lui permettent de devenir à quarante ans l’un des
leaders de la mouvance des arabisants et de participer à faire davantage
reconnaître les musulmans dans la société. Mais la scène islamique est divisée
et d’autres acteurs musulmans ont entrepris de structurer la « communauté
musulmane », en particulier à travers le mouvement associatif.

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Les musulmans ont été peu représentés à la Conférence nationale 36. Aussi
vont-ils s’efforcer de prendre la parole dans les débats qui accompagnent le
processus de démocratisation. Durant cette décennie 1990, trois strates se
trouvent en concurrence pour le leadership de la scène islamique. La génération
des « anciens », guidée par les imams héréditaires dont fait partie l’imam Yaro,
rassemble les membres des confréries et les riches et puissants notables
musulmans de Porto Novo et Cotonou. Bon nombre de ces musulmans
appartiennent aux réseaux de commerçants hausa et yoruba et participent à
une transnationalité ouest-africaine, du Nigeria à la Côte d’Ivoire. Ils sont
membres ou alliés de l’Union islamique du Bénin (UIB) qui représente les
musulmans auprès des pouvoirs publics. Comparable aux associations qui,
dans d’autres pays ouest-africains jouent le rôle d’interface entre les musulmans et l’État, l’UIB est souvent accusée de représenter l’islam officiel.

35. Entretien avec C., étudiant en droit, Cotonou, 14 février 2008.
36. R. Banégas, La Démocratie…, op. cit.

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Rivalités pour le leadership de la « communauté musulmane »

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Le deuxième groupe, arrivé sur le devant de la scène au début de la décennie 1990, est celui des intellectuels formés au sein du système occidental,
ayant occupé des emplois dans la fonction publique béninoise et dans les
organisations internationales (FMI, Banque mondiale) ou exerçant des
professions libérales. Durant les années 1990, ils mettent en place des structures
associatives avec le double objectif de promouvoir le dialogue interreligieux
et de faire reconnaître les musulmans comme acteurs du processus de
démocratisation. Ces nouveaux leaders se réunissent autour de deux pôles :
d’une part le groupe Agir (sigle anglais du Groupe africain pour le renouveau
islamique fondé à Washington en 1985 par le Béninois Yacouba Fassassi, alors
en poste au FMI et qui deviendra conseiller du Président Kérékou), et d’autre
part le pôle formé autour de la revue La Lumière de l’islam que dirige Mohammed
Bachir Soumanou. Tous sont soufistes : Yacouba Fassassi fonde le khanikah 37
de l’ordre Nimatullahi à Porto Novo en 1991, Mohammed Bachir Soumanou
appartient à la Tidjaniyya niassène, et un autre membre de La Lumière de
l’islam, el Hadj Latoundji, introduit la Alawiyya à Porto Novo en 1997. Ces
acteurs appartiennent à la bourgeoisie instruite. Ils se veulent les promoteurs
d’un islam libéral, acceptent sans réserve la laïcité de l’État et se déclarent
les héritiers des anciens, tout en se montrant plus modernistes qu’eux. Un
troisième groupe émerge, formé d’une part des arabisants de retour des
universités arabes, et d’autre part de jeunes musulmans et musulmanes
réformistes francophones, formés dans le système universitaire de type
occidental. Tous les jeunes musulmans ne sont pas réformistes, mais cet article
s’intéresse à ces lettrés et scolarisés qui s’engagent aux côtés d’el Hadj Habib
durant la décennie suivante. L’islam « du renouveau » présente lui-même une
hétérogénéité flagrante, en particulier dans l’appréhension de la contex‑
tualisation des textes ou de la place des femmes. Cela ne se traduit cependant
pas par des divisions : ses acteurs semblent en effet construire une conscience
commune d’appartenance à un même mouvement.
La scène islamique, où se meuvent ces trois groupes de leaders religieux,
est traversée par des conflits de légitimité et de pouvoir : qui détient ce que
certains appellent le « vrai islam 38 » ? Sur quels critères doivent être choisis
les guides de la communauté musulmane ? Les arabisants briguent les postes
d’imams partout dans le pays, accusent les imams en place d’ignorance et
contestent le monopole de l’imamat détenu par quelques familles descendant

37. Khanikah : appellation locale du khānqāh, établissement où se réunissent les soufis de l’ordre
iranien Nimatullahi.
38. C’est ainsi que les « réformistes » désignent l’islam qu’ils préconisent, mais les autres musulmans
déclarent eux aussi pratiquer le « vrai islam ».

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130 recherches

Politique africaine
131 Du soufisme au réformisme : la trajectoire de Mohamed Habib, imam à Cotonou

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L’accession d’un lettré réformiste au poste d’imam

À la fin de l’année 1999, l’imam Yaro, âgé et malade, décide de nommer son
fils à sa propre succession. Habituellement, l’élection d’un imam survient
après le décès de l’imam précédent. Selon l’usage local, les candidats
appartiennent à une famille d’imams et une assemblée de notables comprenant
les imams et les chefs des grandes familles élit le successeur. El Hadj Habib
appartient bien à une famille d’imams et bénéficie de la qualité de lettré, mais
les disciples de l’imam Yaro n’apprécient pas ses critiques à l’encontre de leur
manière de pratiquer leur religion. Néanmoins, lorsque son père le nomme,

39. G. Abdoulaye, L’Islam béninois…, op. cit., p. 204-205 ; D. Brégand, Commerce caravanier et relation
sociales au Bénin. Les Wangara du Borgou, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 229-231.
40. Wahhabisme : doctrine d’Abd al-Wahhab (xviiie siècle) prônant le retour à l’islam sunnite
des premiers temps et doctrine officielle en Arabie saoudite. Personne ne se dit « wahhabite ».
Le qualificatif, péjoratif, sert à disqualifier l’adversaire.
41. E. E. Rosander et D. Westerlund (dir.), African Islam and Islam in Africa…, op. cit.
42. Pour une analyse similaire au Mali, voir B. F. Soares, Islam and the Prayer Economy. History and
Authority in a Malian Town, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2005, p. 247.

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des premiers imams. Les conflits surviennent lors des successions ou à
l’occasion des nominations d’imams dans les nouvelles mosquées construites
par les ONG islamiques transnationales. Exacerbés par la rareté des emplois
qui avive la concurrence, ces conflits traduisent en outre la lutte des jeunes
contre la gérontocratie, et donnent parfois lieu à des événements violents,
comme à Parakou en 1996 39.
L’imam Habib appartient au groupe des arabisants. Ses premiers pas dans
le soufisme avant les études au Koweït accréditent l’hypothèse du tiraillement
entre deux pôles véhiculée par la rumeur : soufiste qui se dissimule pour les
uns, « wahhabite 40 » pour les autres, Habib ne laisse personne indifférent.
Il serait cependant réducteur d’établir une opposition systématique entre les
catégories qu’Eva Evers Rosander et David Westerlund dénomment « African
Islam », islam localisé et majoritairement soufiste, et « Islam in Africa », islam
des réformistes 41. Des ponts existent en effet entre les deux tendances. Au
Bénin, de nombreux musulmans restent extérieurs à ces dichotomies,
n’appartiennent pas aux confréries, ne se disent pas réformistes et respectent
les piliers de l’islam sans se livrer à une activité religieuse militante 42 .
Il n’existe donc pas une « communauté musulmane », mais des communautés
éclatées, et cependant connectées entre elles par quelques personnalités
religieuses populaires.

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l’assemblée des notables entérine cette étonnante succession. L’autorité du
cheikh sur ses disciples a certainement joué un rôle. La nomination d’Habib
au poste d’imam (au Bénin, on dit « l’intronisation d’un imam », car les
pratiques royales ont déteint sur le vocabulaire religieux) et l’inauguration
de la mosquée ont lieu au cours d’une même cérémonie, le 21 novembre 1999,
en présence du président de l’Assemblée nationale, Adrien Houngbédji,
et de plusieurs ministres 43. Le regroupement en une même cérémonie
porte une forte charge symbolique : il affirme l’ancrage de la famille dans la
fonction tout en ouvrant une nouvelle page de l’histoire de l’islam à Cotonou.
Cette mosquée, la plus belle de la ville, à l’esthétique inspirée de celle de
Médine et déclarée « Mosquée centrale », est solennellement confiée à un
imam de 41 ans, formé dans les universités arabes. De manière paradoxale,
le cheikh de la Tidjaniyya niassène « intronise » un jeune imam réformiste.
Il est certain que le père avait depuis longtemps décidé de la carrière religieuse
d’Habib, son plus jeune fils, en l’envoyant étudier au Koweït, mais celui‑ci est
revenu transformé par l’enseignement religieux qu’il a reçu. Si l’imam Yaro
l’avait voulu, il aurait pu proposer un autre fils, par exemple el Hadj Soho,
son fils aîné 44.
Avant sa mise en application, la décision de l’imam Yaro avait été critiquée
dans ses propres rangs, certains imams et dignitaires musulmans de l’UIB
ayant même tenté de s’opposer à cette nomination puis, ayant échoué, d’obtenir
la démission d’Habib. Dans cette nomination, les logiques familiales l’ont
emporté sur les alliances religieuses, et l’opposition de l’UIB n’y a rien fait, ses
moyens d’action restant limités à des déclarations. Il est déjà arrivé au Bénin
qu’un lettré réformiste appartenant à une famille d’imams revendique le poste
d’imam. Ce fut le cas par exemple à Parakou où le postulant a été, à la suite
de violents conflits, nommé imam de la mosquée de Zongo II construite par
l’Agence des musulmans d’Afrique (AMA) 45. Les conflits au sein de la
« communauté musulmane » sont récurrents à Parakou, et l’imam nommé

43. Adrien Houngbédji n’est pas musulman. Au Bénin, la présence de personnalités politiques
non-musulmanes à une inauguration de mosquée témoigne d’une cohabitation interreligieuse
harmonieuse et de la laïcité, dans un contexte où celle-ci s’accompagne d’une religiosité omniprésente.
En outre, ces hommes politiques honorent une œuvre architecturale qui embellit la ville.
44. El Hadj Soho assume actuellement la tâche de cheikh de la Tidjaniyya niassène à la place de
son oncle el Hadj Alassane Wowo, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, qui avait lui-même succédé
à l’imam Yaro à la tête de la zaouya à la mort de ce dernier en 2002.
45. ONG fondée au Koweït en 1981, présente dans toute l’Afrique, installée au Bénin depuis 1995,
l’AMA construit des mosquées et des centres islamiques (comprenant mosquée, école, centre de
soins, orphelinat) au service de la da’wa (tendance « fondamentaliste »). Durant la décennie 2000,
les rapports entre l’ONG et les pouvoirs publics semblent s’être normalisés et l’AMA tient davantage
compte des avis de l’UIB.

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132 recherches

Politique africaine
133 Du soufisme au réformisme : la trajectoire de Mohamed Habib, imam à Cotonou

à la mosquée de Zongo II appartient à une famille qui avait perdu le poste,
alors qu’à Cotonou, la succession s’est passée dans la continuité. La différence
entre les situations de Parakou et de Cotonou tient sans doute au fait que dans
la première ville, le cheikh de la Tidjaniyya niassène, Cheikh Abdoulaye
Soilihou, s’est opposé à cette désignation, alors qu’à Cotonou, le cheikh de
cette même confrérie, l’imam Yaro, nommait son propre fils, ce qui coupait
court à toute opposition organisée de ses disciples.
Une fois titulaire du poste d’imam, el Hadj Habib s’est notabilisé, a œuvré
à se faire reconnaître comme l’un des représentants de l’islam à Cotonou,
entrant en concurrence avec l’imam de la mosquée de Jonquet, imam central,
c’est‑à‑dire, selon la hiérarchie officielle, supérieur à tous les imams locaux 46.
Depuis sa nomination, l’imam Habib a joué un rôle modérateur parmi les
Ahali sunna 47 dont certains prônent un islam plus intransigeant. Disposant
d’une infrastructure qui comprend la mosquée, la radio et l’école franco-arabe,
il organise en outre le mouvement associatif dans le « Réseau des associations
et ONG islamiques du Bénin » et se trouve en fait, selon l’expression de
Christian Coulon, à la tête d’une véritable « entreprise de da’wa 48 ».

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Entouré d’une équipe de jeunes réformistes francophones, l’imam Habib
fait progresser la réislamisation 49 en développant une politique de communication et en organisant le mouvement associatif islamique. Un tel parcours
d’entrepreneur religieux médiatique et transnational est aujourd’hui commun
en Afrique et concerne toutes les religions 50.

46. Entretien avec l’imam el Hadj Ousmane Aboubacar de la mosquée de Jonquet, Cotonou,
7 février 2005. Chaque ville a son imam central ; s’il y a une seule mosquée du vendredi, son imam
est imam central. S’il y a plusieurs mosquées du vendredi, l’un des imams est hiérarchiquement
supérieur aux autres.
47. Les Ahali sunna, ainsi qu’ils se dénomment eux-mêmes et sont nommés par les autres musulmans,
constituent la branche la plus rigoriste des « réformistes ». Ils entrent dans la catégorie qu’Olivier
Roy qualifie de « néo-fondamentaliste ». O. Roy, L’Islam mondialisé…, op. cit., p. 144-152.
48. C. Coulon, « Les itinéraires de l’islam au Nord-Nigeria », in J.-F. Bayart (dir.) Religion et modernité…,
op. cit., p. 30.
49. La réislamisation, phénomène mondial, désigne le retour aux textes, la mise aux normes de
la pratique et l’islamisation de la vie quotidienne. Le leitmotiv en est la moralisation de la vie des
croyants, de la société et de la vie politique.
50. Voir L. Fourchard, A. Mary et R. Otayek (dir.), Entreprises religieuses transnationales en Afrique
de l’Ouest, Paris/Ibadan, Karthala/Ifra, 2005.

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Les années 2000 : l’entrepreneur religieux

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La mosquée abrite une radio, La Voix de l’islam, première et unique radio
islamique à diffuser dans tout Cotonou, de 5 heures à 23 heures (et 24 heures
sur 24 pendant le mois de ramadan). La radio communique dans quatorze
langues : en arabe, dans les langues vernaculaires, en anglais et en français
pendant deux séquences d’une heure, le matin de 9 heures à 10 heures («Prêche
d’intérêt général ») et le soir de 21 heures 30 à 22 heures 30 (« Comprendre
l’islam »). Au cours des plages horaires en français, elle diffuse souvent des
cassettes enregistrées de Tariq Ramadan. La proximité du Nigeria facilite la
venue de prédicateurs s’exprimant en yoruba et hausa. Les prédicateurs
nigérians hausa tendent à vouloir ériger l’islam du Nord-Nigeria en modèle.
Leur influence se donne à voir dans la rue par l’adoption du niqab (grand voile
noir) par certaines dévotes.
La Voix de l’islam a été un puissant canal de diffusion du message réformiste
et de la réislamisation à Cotonou. El Hadj Vissoh, fondateur en 2002 de la
« Ligue islamique béninoise pour la promotion et le soutien des convertis
béninois 51 », a animé les premières années une émission sur le thème de la
conversion. Des convertis venaient témoigner de leur parcours de conversion
et de leur expérience, des conversions ayant même lieu en direct. La radio,
par les cassettes qu’elle diffuse durant les plages horaires en langue arabe et
par les prédicateurs qu’elle reçoit, fait le lien entre l’islam local et l’islam
mondialisé. Cependant, l’islam local n’est pas représenté dans sa pluralité
car, du fait des dissensions entre musulmans, d’éminentes personnalités de
la scène islamique locale ne s’y expriment pas. La Voix de l’islam reste la radio
porte-parole de la tendance réformiste 52 .
Les musulmans de Zongo se montrent fiers de leur radio :
« La Voix de l’islam est venue révolutionner les choses. à Zongo, il y avait des mariages,
on investissait beaucoup, on faisait venir des musiciens de Porto Novo, et les gens buvaient
de l’alcool, s’amusaient. Il est bien vrai que les gens priaient, mais ils n’observaient pas
l’islam authentique : il a une femme à la maison, même deux, et il va encore chercher
d’autres femmes. Je vous assure qu’avec l’arrivée de La Voix de l’islam et le retour de l’imam

51. Entretien avec el Hadj Vissoh, mosquée du quartier Vodgé de Cotonou, 23 février 2005. Voir
M. Miran et E. H. A. Charif Vissoh, « (Auto) biographie d’une conversion à l’islam. Regards croisés
sur une histoire de changement religieux dans le Bénin contemporain », Cahiers d’Études africaines,
n° 195, 2009, p. 655-704.
52. Contrairement à la radio FM Al Bayane en Côte d’Ivoire, plus ouverte et plus communautaire
(communication personnelle de Marie Miran, octobre 2009).

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La communication au service de la da’wa

Politique africaine
135 Du soufisme au réformisme : la trajectoire de Mohamed Habib, imam à Cotonou

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La moralisation constitue le premier enjeu de la réislamisation, du retour
à « l’islam comme il faut » ou « vrai islam ». La réislamisation, c’est aussi une
image de soi, un ensemble de codes corporels et vestimentaires (tels le port
du hidjab par les filles), de codes de sociabilité dans la manière de se saluer,
de s’appeler « frères » et « sœurs ». S’affirme ainsi une identité « jeune » et
« moderne » par rapport aux générations précédentes de musulmans. Ernest
Gellner remarque justement que dans les villes, la femme musulmane ne
porte pas le voile parce que sa grand-mère le portait mais, au contraire, parce
qu’elle ne le portait pas 54. Le travail sur le corps fait partie de la communication,
car la barbe et le voile sont à considérer comme des signes qui expriment
l’adhésion à un système de valeurs.
La mise aux normes par un travail sur le corps est un des thèmes récurrents
du discours de moralisation, développé également dans la presse écrite. En
2001, la mosquée a édité le journal Al-oumma, al-islamia, «Mensuel indépendant
d’informations, d’éducation et d’analyse », qui a cessé de paraître après
quelques numéros. D’une manière générale, le journal, qui traitait de la place
des musulmans et musulmanes dans la société laïque, appelait à une
application stricte des préceptes de l’islam et abordait les sujets au centre des
débats prêtant à polémique avec les musulmans non réformistes. Il prônait
le port du voile (hidjab) pour les femmes, y compris pour les filles dans les
collèges publics dès l’âge de douze ans 55, défendait la polygamie 56, critiquait
la laïcité, perçue comme une copie du modèle de l’ex-colonisateur, et demandait
à ce que l’enseignement religieux soit dispensé dans les écoles, collèges et
lycées publics. Lors des débats précédant le vote par l’Assemblée nationale
du Code des personnes et de la famille, Al-oumma, al-islamia s’est prononcé
en faveur de « la possibilité d’appliquer la législation coranique dans les
situations d’incompatibilité avérée avec le Code des personnes et de la

53. Entretien avec A. A. A., Zongo, 28 février 2005. A. A. A. est un jeune entrepreneur d’une trentaine
d’années, présent dans plusieurs associations de la mosquée, mais également dans des associations
de quartier non religieuses. Il nourrit des ambitions autres que religieuses : il a fait partie du comité
de campagne de Thomas Yayi Boni et espère promouvoir des projets de développement à Zongo.
54. E. Gellner, Postmodernism, Reason and Religion, Londres, Routledge, 1992, p. 16.
55. «Le hidjâb: une protection et une parure», Al-oumma, al-islamia, n° 4, 2 novembre 2001; « Plaidoyer
pour l’enseignement religieux dans les écoles, collèges et universités », Al-oumma, al-islamia,
n° 9, 24 mai 2002.
56. « Ce qu’on n’a pas dit sur la polygamie », Al-oumma, al-islamia, n° 4, 2 novembre 2001.

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Habib du Koweït, les jeunes ont pris conscience. Nous devons vraiment pratiquer l’islam
comme il faut 53 ».

136 recherches

famille 57 », revendication qui a été avancée dans d’autres pays d’Afrique ayant
inscrit la laïcité dans leur constitution.
L’imam Habib, doté d’un charisme certain, que d’aucuns attribuent à la
baraka d’Ibrahim Niasse, maîtrise lui-même parfaitement la communication.
Face à la résistance des imams en place, il n’a pas attisé les conflits. Il a même
modéré son discours et l’a adapté à la scène islamique locale, dont il est devenu
l’un des leaders les plus en vue. Il a su, grâce au mouvement associatif,
s’entourer de jeunes hommes et femmes dynamiques, qui se définissent eux‑
mêmes comme militants et militantes et se sont mis au service de la da’wa.

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La mosquée de Zongo a joué un rôle central dans l’essor du mouvement
associatif islamique. Plusieurs associations y sont domiciliées 58. Parmi elles,
deux associations humanitaires, l’une béninoise, Zoumountchi-Bénin,
présidée et financée par el Hadj Daouda Lawal, l’autre transnationale,
International Islamic Charitable Organization (IICO), présidée par l’imam
Habib qui représente les donateurs koweïtiens dont il reçoit les fonds,
disposent d’importants moyens financiers, permettant aux jeunes militants
de conduire des actions sociales. à travers le mouvement associatif, l’imam
se trouve doté d’une puissance de redistribution grâce à laquelle il s’est
constitué un important capital social et a étendu son influence. Lorsqu’un cas
d’urgence humanitaire se présente, il fait appel à son réseau de bienfaiteurs
et peut immédiatement intervenir. L’un de ses proches collaborateurs résume
ainsi la procédure : « Pas de compte bancaire, pas de compte à rendre, tout est
basé sur la confiance 59 ». Cette manière de faire est plus proche des pratiques
anciennes que des pratiques réformistes qui tendent à institutionnaliser la
zakāt (aumône légale).

57. Al-oumma, al-islamia, n° 1, 27 juillet 2001. Au Bénin, le Code des personnes et de la famille
finalement adopté en 2004 interdit le mariage forcé et ne reconnaît que la monogamie (articles 119,
125 et 143). Les candidats à la polygamie contournent la loi en ne se mariant que devant l’imam.
58. Associations déclarées au service des cultes et coutumes du ministère de l’Intérieur en
février 2005 : Organisation islamique internationale pour la charité (IICO, ONG koweïtienne),
enregistrée le 15 octobre 1999, présidée par el Hadj Mohamed el-Habib Ibrahim ; Association
islamique et culturelle pour le développement – Zoumounchi-Bénin (fraternité), enregistrée le
17 avril 2001 ; Réseau des associations islamiques et ONG du Bénin, enregistrée le 23 juillet 2001 ;
Union de la jeunesse islamique de Zongo, enregistrée le 12 mars 2002 ; Communauté musulmane
de Zongo, enregistrée le 10 octobre 2002, présidée par el Hadj Mohamed el-Habib Ibrahim ; Conseil
national de la coordination du Hadj au Bénin, Conaco-Hadj-Bénin, enregistrée le 3 octobre 2003.
59. Entretien avec C., Cotonou, 15 février 2008.

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Les réseaux associatifs islamiques

Politique africaine

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L’imam Habib a lancé en 2001 le «Réseau des associations et ONG islamiques
du Bénin 60 » afin d’essayer de coordonner les actions et de créer une synergie
entre les associations. Si la logique de réseau bouscule les habitudes
centralisatrices d’une structure pyramidale, elle facilite aussi le contrôle des
actions par la circulation informatique des informations. Les collaborateurs
de l’imam lui reprochent parfois de tout contrôler, de ne pas suffisamment
déléguer les responsabilités, ce qui en termes hiérarchiques s’apparente plus
au modèle confrérique qu’au modèle managérial dépersonnalisé que l’on
rencontre chez les entrepreneurs réformistes et dont Habib se réclame.
Ce mouvement associatif bénéficie du dynamisme des militants des
associations de Zongo qui s’investissent dans des actions caritatives. Durant
le mois de ramadan, chaque soir, à la rupture du jeûne, ceux-ci servent plus
de cinq cents repas à la mosquée de Zongo et partent distribuer des vivres
dans les quartiers pauvres d’Agla et de Godomey. Lors des fêtes religieuses,
ils offrent la viande des animaux sacrifiés dans les mêmes quartiers et à la
prison de Cotonou. Ces actions font dire aux critiques de cet islam réformé :
« C’est l’islam des bidonvilles 61 ». Mais si ces militants ciblent en effet la
population des bidonvilles, eux-mêmes appartiennent à une élite universitaire
francophone. Ce sont en effet souvent les mêmes militants que l’on rencontre
dans les associations de la mosquée de Zongo et dans l’Association culturelle
des étudiants et élèves musulmans du Bénin (Aceemub), fondée en 2001 et
qui mobilise la jeunesse étudiante réformiste 62 .
Le cadre associatif permet aux militants du renouveau de l’islam de
s’affirmer comme membres actifs de la société civile. Le thème récurrent
de la moralisation de la vie publique participe, dans un cadre islamique, à la
dénonciation de la corruption. Ces associations islamiques, dans lesquelles
les jeunes engagés dans la da’wa apprennent des modes d’organisation et
d’intervention, peuvent servir de tremplins vers d’autres engagements. Les
étudiants de l’Aceemub, qui reçoivent un enseignement universitaire laïque,
préparent ainsi la relève des élites musulmanes des générations précédentes
avec le projet de changer les pratiques lorsqu’ils accéderont à des postes de
responsables politiques ou économiques.
60. Entretien avec C. L., secrétaire général du réseau, Porto Novo, 28 février 2006. Notons que le
réseau n’a intégré que les associations réformistes. D’autres associations, proches de l’UIB, n’en
font pas partie.
61. Entretien avec un homme politique lui-même musulman, Présidence de la République,
18 février 2005.
62. Des associations réformistes du même type existent dans d’autres pays d’Afrique occidentale,
telles l’Association des élèves et étudiants musulmans de Côte d’Ivoire (AEEMCI), l’Association
des élèves et étudiants musulmans du Togo (AEEMT), la Ligue islamique des élèves et étudiants
maliens (LIEEMA).

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137 Du soufisme au réformisme : la trajectoire de Mohamed Habib, imam à Cotonou

138 recherches

La mosquée de Zongo participe également de la dynamique d’organisation
des musulmans réformistes à l’échelle de l’Afrique occidentale. Les réformistes
béninois ont envoyé des délégations aux différentes rencontres du Colloque
international des musulmans de l’espace francophone (Cimef, une initiative
de Tariq Ramadan et de la communauté musulmane de la riviera d’Abidjan)
qui s’est tenu pour la première fois à Abidjan en 2000 63. L’imam Habib a
organisé à Cotonou la session d’août 2002, marquant son engagement à la fois
dans la mise en place d’une organisation réformiste transnationale et dans
l’adoption du français comme langue de la da’wa et des échanges à l’intérieur
d’un espace islamique ouest-africain 64.

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Homme de religion et manager, l’imam Habib a atteint une notoriété qui
dépasse Cotonou ; il s’est imposé comme interlocuteur incontournable sur la
scène islamique locale et a tissé des liens dans la sous-région. Devenu imam
de la mosquée la plus fréquentée de Cotonou et gérant de fonds humanitaires,
il s’est notabilisé et «reconnecté» avec sa société. Il vit dans le quartier familial:
l’un de ses frères, homme d’affaires, a fait ériger un immeuble de bureaux en
face de la mosquée et, à côté, dans la maison familiale, un autre frère, el Hadj
Soho, dirige la zaouya. Un modus vivendi familial et religieux s’est mis en place :
la mosquée centrale accueille tous les musulmans, et les activités propres à
la tariqa se déroulent à la zaouya. La famille de l’imam Habib règne sur un
territoire physique doublé d’un territoire symbolique alliant baraka du cheikh,
charisme de l’imam, pouvoir et prestige financiers, et action humanitaire.
El Hadj Habib ne limite pas son action au domaine religieux. Il se situe
dans la société du Bénin d’aujourd’hui : sa « reconnexion » concerne, d’une
part, l’encouragement des musulmans à participer au développement du pays
en réussissant dans les affaires – ce qui est une constante des réseaux hausa –
et, d’autre part, des prises de position fréquentes sur des sujets relatifs à la vie
politique du pays ou sur des questions d’actualité concernant les musulmans.
Ni dans la théorie ni dans la pratique des premiers siècles l’islam n’a
constitué un obstacle au développement d’activités de type capitaliste 65.
63. Colloque international des musulmans de l’espace francophone, Les musulmans francophones.
Réflexions sur la compréhension, la terminologie, le discours, Lyon, Tawhid, 2001.
64. M. Miran, « D’Abidjan à Porto Novo : associations islamiques et culture religieuse réformiste
sur la côte de Guinée », in L. Fourchard, A. Mary et R. Otayek (dir.), Entreprises religieuses transnationales…, op. cit., p. 43-72.
65. M. Rodinson, Islam et capitalisme, Paris, Seuil, 1966.

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« Reconnexion » et notabilisation

Politique africaine

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Le réformisme qui va de pair avec l’individualisation des choix religieux
s’adapte très bien au libéralisme économique. En effet, les adeptes libérés
d’une partie des contraintes sociales telles que les cérémonies et la redistribution
des richesses peuvent, dans la réussite économique, se faire valoir comme
bons musulmans, attestant la bienveillance divine à leur égard. L’imam
Habib et ses proches collaborateurs ne limitent pas leurs devoirs aux seules
obligations religieuses classiques, mais appellent à ce que Patrick Haenni
désigne comme « l’engagement positif de l’individu dans la société 66 ».
Il émerge en effet une catégorie de jeunes musulmans, hommes d’affaires
et hommes politiques qui, dans le respect du cadre républicain, participent
aux élections locales et nationales et investissent dans les nouveaux secteurs
économiques. Le plus emblématique d’entre eux, Issa Salifou, député de
Malanville, a fait fortune dans les parcs logistiques, possède le réseau
téléphonique Bell Bénin et la chaîne de télévision Canal 3 et aide la communauté
musulmane 67.
La reconnexion d’el Hadj Habib à la société béninoise inclut des prises de
position sur les grandes questions d’actualité. Par exemple, lors de l’élection
présidentielle de 2006, il n’a pas appelé publiquement à voter pour un candidat,
mais la khotba (sermon) du vendredi traitait de sujets en rapport avec les
élections. Le sermon du 17 février était titré « Pour une élection présidentielle
salutaire, luttons contre la corruption », et celui du 24 février s’intitulait « Pour
une élection présidentielle salutaire, luttons contre le tribalisme 68 ». La voix
d’el Hadj Habib rejoint celles des imams de l’islam confrérique pour appeler
à la moralisation de la politique dans la république et à la paix sociale. Il a
adopté la même posture modératrice lors de l’affaire dite « des caricatures de
Mahomet » en 2008. Il n’y eut pas de manifestation anti-occidentale à Cotonou,
alors que certains Ahali sunna auraient souhaité participer au mouvement
protestataire qui se déroulait dans d’autres capitales africaines 69.
Une fois titulaire du poste d’imam, el Hadj Habib a continué de promouvoir
un islam réformiste, mais avec le souci de ne pas exacerber les tensions au
66. P. Haenni, L’Islam de marché. L’autre révolution conservatrice, Paris, Seuil, 2005, p. 73. Il est à noter
que Youssef al‑Qaradâwî et Mohamed al‑Ghazali, présentés par P. Haenni comme auteurs de
la pensée managériale islamique, ont été cités par deux interlocuteurs réformistes, ce qui n’est
pas négligeable car la norme, lors des entretiens, était l’absence de référence (hormis à Tariq
Ramadan).
67. Par ailleurs, son épouse, Hadjiya Fati, a financé la construction d’une mosquée à la sortie du
pont de Dantokpa, dans la grande tradition des pieuses et riches commerçantes musulmanes de
Porto Novo et Cotonou.
68. Sermons en vente à la librairie de la mosquée tous les vendredis.
69. En 2006 comme en 2008, nous nous trouvions à Cotonou et avons eu des conversations sur
ces questions avec différents interlocuteurs.

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139 Du soufisme au réformisme : la trajectoire de Mohamed Habib, imam à Cotonou

140 recherches

sein d’une communauté musulmane déjà fragmentée. Il semble avoir abandonné le discours anti‑soufi pour la recherche d’une unité entre musulmans,
à l’instar de ce qui se passe dans d’autres pays d’Afrique. Roman Loimeier
rapporte des exemples d’interactions entre réformistes et soufis : au Sénégal,
Cheikh Touré, né en 1925 dans une famille prestigieuse de la Tidjaniyya,
ne renonça pas à ses liens avec cette dernière lorsqu’il s’engagea dans la
réforme ; au Nord-Nigeria, Abubakar Gumi (1922-1992) défendit l’héritage
d’Uthmân dan Fodio (djihad 1804‑1808), connu pour son affiliation à la
Qaderiyya 70.
El Hadj Habib s’interroge constamment sur les possibilités de reconstruire
la communauté musulmane :
« Ce qui se passe en Afrique est très différent de ce qui se passe en Arabie. Dans une
famille, on trouve des musulmans, des chrétiens, des animistes. Tu vas combattre qui ?
Ce qui se passe au Nigeria et au Ghana, d’abord entre les musulmans, a parfois des
répercussions. Le vieux m’a enseigné dès le bas âge qu’il faut chercher la paix. On nous

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Cet énoncé, « être violent envers soi-même », évoque les enseignements
d’un cheikh soufi et fait explicitement référence au djihad interne, l’effort sur
soi-même. En rappelant le contexte béninois où se côtoient différentes religions,
souvent au sein de la même famille, el Hadj Habib indique implicitement que
l’interprétation du Coran peut être contextualisée 72 .

A

insi, grâce à ses activités associatives, à l’attrait qu’il exerce sur la
jeunesse, aux rencontres avec d’autres musulmans réformistes francophones
et à la radio La Voix de l’islam, l’imam Habib a-t-il fait de la mosquée de Zongo
le pôle de l’islam réformiste dans le sud du Bénin, dans une « centralité vécue
et réalisée 73 ». Lorsque Benedict Anderson emploie l’expression « centralité
vécue et réalisée », c’est pour évoquer le fait que des lieux de pèlerinage
deviennent, par l’afflux de pèlerins venant de localités lointaines, le centre
d’une géographie sacrée. à l’échelle locale, la mosquée de Zongo, autour

70. R. Loimeier, « Patterns and Peculiarities… », art. cit.
71. Entretien avec l’imam Habib, mosquée de Zongo, 5 février 2005.
72. Cette préoccupation a été le thème du Cimef organisé à Cotonou par l’imam Habib en 2002
et intitulé « Le musulman entre le texte et le contexte ».
73. B. Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris,
La Découverte, 1996 [1983], p. 65.

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enseigne que si on veut être violent, c’est envers soi-même 71 ».

Politique africaine

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de laquelle s’est constitué un « espace islamisé 74 », est devenue le centre de ce
que nous appelons « l’archipel réformiste » constitué par les mosquées, ONG,
associations et écoles réformistes, principalement à Cotonou et Porto Novo.
La radio qui émet dans toute la ville contribue à constituer en « communauté
imaginée » ses auditeurs qui, à travers une même foi et le partage des mêmes
codes, entretiennent le sentiment de l’umma retrouvée. La question de l’unité
de la communauté musulmane n’est pourtant pas résolue, et les rapports
restent tendus avec l’UIB, les conflits de légitimité et de pouvoir pesant peut‑
être plus lourd que les différends doctrinaux.
El Hadj Habib offre une image de modernité, tant par sa conception de
l’islam et de la pratique religieuse, que par son efficacité de manager. Si la
réislamisation progresse, l’islam confrérique reste très vivant et el Hadj Habib
joue peut-être un rôle de « passeur » entre islam confrérique et « réveil
islamique ». Dans un contexte de religiosité omniprésente, l’émergence des
jeunes musulmans réformistes sur la scène publique, remarquable dans toutes
les grandes villes d’Afrique occidentale 75, donne à penser que le temps
travaille pour la réforme de l’islam. Ce temps travaille toutefois dans les deux
sens puisque des diplômés arabisants se réinsèrent dans leur société dès lors
qu’ils en ont la possibilité. Au Bénin, les militants du « vrai islam » ont tourné
le dos à certaines formes d’islamisme présentes par exemple au Nigeria :
la majorité d’entre eux a choisi une voie comparable à celle observée par
Marie Miran en Côte d’Ivoire et qui se caractérise par la séparation du religieux
et du politique 76, ce qui était déjà le cas au sein des générations précédentes
de musulmans du Bénin n
Denise Brégand
Centre d’Étude d’Afrique noire,
CNRS – IEP de Bordeaux – Université Montesquieu‑Bordeaux IV

Abstract
From sufism to reformism : the career of Mohamed Habib, imam in Cotonou
This article deals with the story life of a reformist Islamic scholar, el Hadj Ibrahim
Habib, who was appointed imam of the Zongo Mosque in Cotonou by his father, the
74. O. Roy, L’Islam mondialisé, op. cit., p. 156.
75. à propos des jeunes musulmans d’Abidjan, voir M. N. Leblanc, « Foi, prosélytisme et citoyenneté
culturelle. Le rôle sociopolitique des jeunes arabisants en Côte d’Ivoire au tournant du xxie siècle »,
in G. Holder (dir.), L’Islam, nouvel espace public en Afrique, Paris, Karthala, 2009, p. 173-196.
76. M. Miran, Islam, histoire et modernité en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 2006, p. 463.

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cheikh of the Tidjaniyya Sufi order. This young imam has developed new tools of
communication and has built around him a very dynamic organization. His mosque
has become the centre of reformist Islam in the southern part of Benin Republic,
and the da’wa members have been strongly involved in Islamic associations.
El Hadj Habib, who was for long absent from the country has been in the last fifteen
years “reconnected” before becoming an important local notable. The complexity
of the Islamic landscape in Cotonou cannot be reduced to a dichotomy between
Sufi tradition and reformist Islam. As such, El Hadj Habib is a good example of
possible links between Sufism and reformism which have been found in other places
of the continent.

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