Frédérick Madore, La construction d'une sphère publique musulmane en Afrique de l'Ouest

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book review
Title
Frédérick Madore, La construction d'une sphère publique musulmane en Afrique de l'Ouest
list of authors
Cynthia Ohayon
Journal
Afrique contemporaine
issue
261-262
page start
270
page end
272
Date
2017
Language
Français
Wikidata QID
Q113955268
content
fr Frédérick Madore analyse l’évolution de l’islam au Burkina Faso depuis l’indépendance [2]. Il montre comment l’islam est passé d’une religion marginalisée dans l’espace public à une religion majoritaire, les musulmans représentant officiellement 60 % de la population au Burkina Faso, bien que le christianisme reste dominant dans la sphère politique et administrative. L’ouvrage est centré sur le Burkina Faso mais offre également des éléments de comparaison utiles avec d’autres pays de la sous-région. À travers le portrait de différentes générations d’imams et de prêcheurs burkinabés, l’auteur adopte une démarche chronologique qui facilite la compréhension des évolutions de l’islam survenues au cours des dernières décennies.

2Après une introduction qui pose les termes du débat, la première partie analyse comment, de l’indépendance jusqu’aux années 1970, l’islam burkinabé tente de surmonter ses profondes divisions et de se structurer. Cette tâche est compliquée par la montée en puissance du wahhabisme, qui concurrence un islam traditionnel en perte de vitesse. Des années 1970 aux années 1990, l’émergence d’intellectuels musulmans francophones et arabophones bouscule les structures et les hiérarchies existantes, favorisant le pluralisme et la concurrence au sein de l’islam burkinabé. Enfin, depuis les années 1990, l’islam ne cesse de se structurer et de gagner en influence dans l’espace public.

3L’ouvrage s’inscrit dans la continuité des riches travaux existants sur l’islam burkinabé, notamment ceux de René Otayek, Maud Saint-Lary, Assimi Kouanda et Issa Cissé. Ils démontrent qu’après une longue période de soumission aux chefferies coutumières, au pouvoir colonial et à l’État post-indépendance, l’islam burkinabé a, comme dans les autres pays ouest-africains, entamé une trajectoire d’émancipation, pour s’inscrire dans le mouvement global de réveil de la religion et de visibilité accrue de celle-ci dans l’espace public. Cette tendance aboutit à ce que l’auteur appelle « l’émergence d’une sphère publique musulmane ».

4Plusieurs dynamiques sont au cœur de ce processus d’émancipation de l’islam. Le facteur générationnel est à juste titre le fil conducteur de l’ouvrage. S’il faut nuancer le clivage entre un islam soufi, traditionnel et confrérique dominé par les aînés, et un islam réformiste, voire wahhabite ou salafiste, inspiré de l’étranger, celui-ci reste toutefois une grille de lecture pertinente et liée au facteur générationnel. Point essentiel de pénétration de la société par l’islam, l’action sociale est un domaine dans lequel les mouvements religieux se distinguent par leur capacité à combler, partiellement du moins, les vides laissés par un État-social défaillant. Le facteur genre est très peu abordé, mais l’auteur reconnaît la difficulté de trouver des interlocutrices dans un monde largement dominé par les hommes.

5Selon l’auteur, l’influence des nouvelles technologies de la communication et de l’information est un second facteur clé. Les médias, confessionnels ou non, sont le moyen incontournable par lequel l’islam acquiert une plus grande visibilité, et le canal par lequel la compétition s’exerce entre différents courants et entre différentes confessions. L’analyse de plusieurs trajectoires individuelles fait ressortir l’importance de la figure du prêcheur, mais si plusieurs personnalités musulmanes burkinabés charismatiques sont sur le devant de la scène, aucune n’atteint la popularité du Malien Chérif Ousmane Madani Haïdara. La « marchandisation du religieux » est une conséquence collatérale de ce processus.

6L’auteur fournit des perspectives comparatives intéressantes avec des pays comme le Sénégal ou le Mali, bien que ces questions se posent différemment dans ces pays où l’écrasante majorité de la population est musulmane. Il aurait en effet été intéressant d’insister davantage sur la spécificité par rapport aux autres pays sahéliens d’un Burkina Faso où une part significative de la population est chrétienne, où l’élite politique et administrative est dominée par les chrétiens, et où l’animisme reste fort – ce qui créé parfois des frictions. Le paysage religieux burkinabé ressemble ainsi davantage à celui des pays côtiers.

7Une grille de lecture qui aurait également pu être intégrée est celle du clivage entre milieux urbains et ruraux. Dans un pays où deux tiers de la population habite dans les campagnes, l’observation de phénomènes qui se produisent essentiellement dans les villes doit être nuancée. En milieu rural, le poids de la tradition, de la famille et de la collectivité constitue une barrière, certes loin d’être insurmontable, à l’influence de nouvelles pratiques et de nouvelles idées importées de l’étranger. Le faible taux de pénétration d’Internet invite également à relativiser le rôle des réseaux sociaux. Toutefois, il s’agit plutôt de différentes logiques de pénétration et de visibilité accrue de l’islam, qui se manifeste par exemple en milieu rural avec la multiplication des mosquées à l’échelle du village et l’accroissement de la fonction sociale et communautaire de celles-ci.

8L’enseignement islamique, qu’il s’agisse des écoles franco-arabes ou des écoles coraniques, aurait pu être davantage traité, même si cette thématique pourrait faire l’objet d’un ouvrage à part entière. L’auteur souligne le clivage entre les intellectuels musulmans francophones et arabophones, qui va bien au-delà de la barrière linguistique. Ces deux catégories d’acteurs possèdent des visions et des conceptions totalement différentes, notamment quant au rôle de la religion dans la sphère publique, au lien entre la religion et l’État, ou à la laïcité. Frédérick Madore précise que cette émancipation de l’islam au Burkina Faso ne se traduit pas par une quelconque politisation de celui-ci. Ceci contraste particulièrement avec le Mali voisin, où les responsables religieux ont acquis une influence politique considérable depuis le début des années 2000. Au contraire, les musulmans burkinabés mettent l’accent sur leur caractère apolitique et tiennent à maintenir à distance les questions qui agitent la sphère publique. Ils inscrivent leur discours dans le strict respect de la laïcité, de la neutralité de l’État et du pluralisme religieux.

9Alors que l’Afrique de l’Ouest est confrontée à la menace du radicalisme religieux, et alors que le Burkina Faso connaît depuis 2014 des bouleversements politiques considérables, cette analyse historique et contemporaine de l’islam burkinabé est plus que jamais pertinente. Si les musulmans burkinabés sont toujours restés à distance du pouvoir politique, des frustrations commencent à être exprimées quant à la sous-représentation des musulmans dans la sphère politique et administrative. Certains déplorent également le fait que l’État et l’administration, à travers le principe de laïcité hérité de la colonisation, favorisent parfois la religion chrétienne. Fin 2015, le retrait par le gouvernement du projet de loi sur les libertés religieuses, après le rejet de la Fédération des associations islamiques du Burkina (FAIB), montre la nécessité d’un dialogue et d’un consensus afin de redéfinir la place de la religion dans l’État et le traitement par l’État des affaires religieuses. La nécessité d’une meilleure régulation des activités et du discours religieux s’impose face à la menace du radicalisme religieux. Tout ceci est d’autant plus crucial que le Burkina est à un tournant de son histoire, et la chute de l’ancien président Blaise Compaoré après un règne de vingt-sept ans pourrait bouleverser certains équilibres, notamment religieux, dans un pays où la tolérance et le pluralisme ont toujours régné.

Notes
[1]
Hermann, 2016.
[2]
Frédérick Madore est doctorant en histoire à l’université d’Ottawa. Ses recherches portent sur la place de l’islam dans l’espace public en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso.
Spatial Coverage
Burkina Faso