An-Nasr Vendredi #016 (À propos des femmes, du "moratoire" et de notre avenir)

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Titre
An-Nasr Vendredi #016 (À propos des femmes, du "moratoire" et de notre avenir)
Date
7 mai 2004
numéro
016
Couverture spatiale
Ouagadougou
Droits
In Copyright - Educational Use Permitted
Langue
Français
Contributeur
Frédérick Madore
Wikidata QID
Q116190550
extracted text
« Lorsque vient le secours d'Allah ainsi que la victoire, célèbre lee louaD!JII de tœ StigDeQr et ilplore 1011 pardœ ,

A propos des femmes, du
cc moratoire>>et de·
notre avenir
An-nasr Vendredi vous propose cette semaine un article publié par Tariq Ramadan que notts avons retrouvé sur oumma.
cam. Depuis quelque mois, Tariq Ramadan
fait l'objet en Europe de multiples attaques
surtout de la part d'intellectuels juifs le qualiftant tantôt d'intégriste, tantôt d'antisémite. Tariq dérange simplement parce qu'il
est très actif dans le mouvement de réveil et
de reforme de la conscience musultnane en
Europe. Pourtant dans chacun de ses écrits, il
s'évertue à montrer aux musulmans européens qu'ils peuvent vivre pleinement leur
foi tout en restant de bons citoyens. Cet écrit
est une réplique à ces nombreuses attaques .
Dans les lignes qui vont suivrent (que nous
vous exhortons à lire et à relire attentivement à cause de la complexité du message), il
rappelle avec insistance la nécessité pour les
savants musulmans de faire le travail complexe et approfondi de la contextualisation
des textes , de leur mise en perspective et
d'une interprétation qui tient compte des
réalités historiques -et qui fait évoluer les
mentalités. Mais la réussite d'une telle œuvre
impose un impératif de ftdélité au texte.
Pour ce faire, il faut engager un débat interne qui s'appui sur un consensus parmi les

musultnans. Il ne ferme pas non plus la
porte aux non musultnans qui pour~ raient, s'ils témoignent à l'égard des
"', musulmans et de l'islam un respect,
jotter un rôle dans ce processus.

Depuis quatre mois, la presse française ne
cesse de publier des articles où 1'on me
cite de façon particulièrement critique.
Après que l'on m'ait traité d'antisémite
après la publication de mon texte « les
(nouveaux) intellectuels communautaires » (dans lequel ne figurait ni « liste » ni
aucun propos antisémite autrement que
dans l'interprétation extensive que certains se sont permise) ; voilà que l'on incrimine mon propos notamment sur les
femmes et le désormais fameux
« moratoire ».
Les charges sont lourdes et souvent sans
nuances. Essayons ici de proposer quelques pistes de réflexions concernant le sta·
tut des femmes en islam et son évolution.
On me reproche de me référer aux sourèes •
scripturaires islamiques Qe Coran et la tradition prophétique) lorsque je m'adresse
aux musulmans et on s'arrête aux citations
elles-mêmes pour « prouver ,. le caractère
rétrograde de ma pensée : « Elles sont un
vêtement pour vous, vous &tes un vêtement pour elles » (Coran) ; << Parmi les
choses permises par Dieu, le divorce est la

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P. 1

chose la plus détestée )) ; « li ne convient
pas à un homme et à une femme (non mariés) de se trouver seuls dans une chambre
fermée ,. ; « Le paradis est aux pieds des
mamans ,, (Sunna). Sans compter les nombreuses autres références aux textes traitant de la famille, de la pudeur, du travail,
de la violence, de l'homosexualité, etc.
Lues ainsi, hors de tout contexte d'énonci~tion, ces références parleraient donc
d'elles-mêmes : nous aurions affaire à un
fondamentalisme étroit.
En présence des sources scripturaires, il
existe une alternative simple : soit rejeter
les textes auxquels des millions de musulm.a~s adhèrent, soit proposer une interptétation qui, en acceptant le donné de la
foi, soit contextualiser et tenir compte des
réalités historiques. Les ulémas et les intellectuels qui ont nié les enseignements des
textes n'ont absolument aucun impact
dans le monde islamique ou au sein des
communautés musulmanes d'Occident :
leur propos est proprement disqualifié
parce qu'il est perçu comme étranger, aliéné ou simplement soumis à la solde de la
domination de l'Occident. Seuls sont entendus celles et ceux qui, formés et parlant de l'intérieur, ouvrent des espaces
nouveaux d'interprétation, de compréhension et d'évolution. lis proposent ce
que là tradition juridique islamique
connah sous le nom d' ijtihâd : effort rationnel et critique d'interprétation des
textes (et souvent d'ailleurs ·du silence de
ces derniers). lis proposent des lectures
novatrices, tout à la fois fidèles et porteuses de réformes.
Ce qui est déterminant donc n'est pas la

An-nast venqteqi n·016 qu 07 mai 200 4

seule citation des sources mais le travail
approfondi et complexe, de leur mise e~
perspective et des interprétations proposées pour faire évoluer les mentalités. Si
les textes rappellent l'importance de la famille ; il s'agit, dans l'interprétation et le
commentaire, de mettre en avant le droit
inaliénable de la femme au travail, à l'autonomie financière et à l'engagement sociale et politique. Si les sources font mention de l'aspect négatif du divorce sur le
plan moral, l'exégèse contextualisée rappelle qu'il s'agit d'un droit pour la femme
comme pour l'homme. Si enfin le Coran
mentionne une fois la violence, l'approche historico-critique montre que l'objectif est de mener à l'exemple prophétique
et impose l'idée que la violence conjugale
est interdite en islam. Ce travail exige
l'approche rationnelle des textes et la
prise en compte de la psychologie collective des sociétés et des communautés religieuses : il est aujourd'hui en train de permettre l'émergence de revendications féminines très novatrices dans le monde
musulman. Les progrès sont lents, insuffisants certes, mais les choses avancent. Déjà l'on peut, au nom même de la fidélité à
la référence islamique, exiger le respect du
droit des femmes à l'éducation au travail
à l'égalité des salaires et à l'au~onomie fi:
nancière ; lutter contre les mariages forcés, l'excision, la violence et les traitements discriminatoires dus d'abord aux
cultures d'origine patriarcales, voire machistes ; affirmer enfin que la contraception est autorisée en islam et que l'avortement est une affaire de conscience qui
exige d'être traitée au cas par cas comme
nous l'enseigne en la matière la souplesse
de la tradition juridique islamique (dans

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P.2

· laquelle il n'existe pas de condamnation
une et définitive de l'interruption volontaire de grossesse). Exprimées de l'intérieur, en s'appuyant sur les latitudes interprétatives et le contexte historique, ces revendications acquièrent un sens et une légitimité pour la conscience musulmane.
On devrait méditer l'exemple récent du
Maroc. Pendant des années, les débats sur
le code de la famille ont vu s'affronter
deux camps aux postures presque caricaturales. D'un côté « les modernistes "• regroupant en majorité l'élite francophone
et occidentalisée, s'opposaient aux
« traditionalistes "• constitués des différentes écoles religieuses, des littéralistes, des
islamistes, essentiellement arabophones :
la fracture semblait irrémédiable et le dossier a finalement été gelé. S'il y avait
consensus sur la nécessité de la réforme,
on ne pouvait que constater un réel blocage sur la méthode et les termes du débat :d'un côté on craignait l'occidentalisation, de l'autre le fondamentalisme. Une
commission. a alors été mise en place et a
réuni des représentants des différentes familles de pensée marocaines. Lentement,
en se concertant, en prenant garde de respecter tant les valeurs islamiques que les
sensibilités et la rationalité critique, les
termes d' << al-mudâwana , ont pris corps.
Un « code de la famille >> revu, des réformes profondes, une évolution qui respectent davantage le droit des femmes et qui,
surtout, ont reçu un accueil très favorable
par l'ensemble de la société marocaine.
Lors d'une récente conférence au Maroc,
dont l'animateur était M. Bousta, responsable de la commission d' al-mudâwana et
Marocain de l'année 2003, celui-ci m'a

An-nëlsr venc\recti n·016 ctu 07 mëli 2004

confié que les partenaires se sont écouté :
la réforme, même lente, est désormais en
marche contrairement à l'inacceptable situation algérienne quant au « statut personnel >> des femmes.
Les musulmans, dans ieur très grande majorité, n'accepteront les réformes religieuses que s'ils sentent qu'elles restent fidèles
au message islamique. Faire évoluer les
mentalités exige donc d'accepter ce défi de
la lecture contextualisée, de la pédagogie
patiente et de la tension permanente entre
l'esprit d'un texte et les particularités des
contextes sociaux et culturels. Comme
pour al-mudâwana au Maroc, il faudra
passer par ce lent travail de concertation
concernant l'application des peines légales. Je visite régulièrement le monde musulman et j'appelle avec force à un
« moratoire absolu » sur tous les châtiments corporels, la lapidation (qui ne
concerne pas que les femmes dans les sources scripturaires) et la peine de mort.
Nous savons tous qu'aujourd'hui, sur la
base de lectures strictement littéralistes et
tronquées des textes, :les États musulmans
riches comme pauvres, appliquent ces peines qui s'abattent inconditionnellement
sur les plus démunis et les femmes. Les
gouvernants savent que des pans entiers de
leur population réagissent favorablement,
et presque émotionnellement, à l'utilisation des références islamiques · et ils en
jouent pour légitimer leur régime autocratique et leur pouvôir répressif. Comment
faire évoluer les mentalités ? Condamner
les sources scripturaires et ne plus être entendu par le monde musulman ? Imposer
une opinion dite « moderne >> en étant
dans les faits perçu comme un

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Prix 50 f cfël

P.3

occidentalisé » ou, pire, un agent dévoyé
à la cause de« l'ennemi»? Être entendu de
l'Occident en ayant perdu l'écoute du
monde islamique ?
«

La seule voie envisageable est celle qui
consiste à engager le débat de l'intérieur en
s'appuyant sur un premier consensus parmi les musulmans. Une majorité d'ulémas
sont d'accord pour dire que l'application
des peines est aujourd'hui injuste, ou au
moins« très problématique», et qu'elle ne
répond pas à l'exigence de justice du message de l'islam. Prenons acte de ce consensus et exigeons « un moratoire absolu » sur
leur application et l'ouverture d'un débat
dans le monde musulman relatif aux versets et aux chapitres du droit qui concernent ces pratiques. La réforme ne pourra se
réaliser et ces pratiques cesser définitivement (ce que j'ai dit être mon souhait et
mon exigence), qu'après cette concertation
de l'intérieur qui fera perdre à la lecture
littéraliste radical et à la répression toute
« légitimité islamique ».
Est-ce à dire que les intellectuels en Occident en général et les non musulmans en
particulier n'ont pas de rôle à jouer dans ce
processus ? Bien au contraire, mais il est
clair que leur impact dépendra grandement
de leur attitude. S'ils s'arrêtent aux symboles, aux. apparences et aux slogans, en çlonnant l'impression que pour eux la seule
évolution positive pour le monde islamique et les musulmans occidentaux est de s~
plier au modèle dominant et de nier leurs.
références, il est clair qu'ils ne seront ni entendus ni suivis et que la fracture est inévitable. Si, au contraire, ils évitent les
conclusions simplistes (qui associent

l'islam, par essence, à l'obscurantisme, à la
dictature, à la violence et à l'oppression définitive des femmes) et cherchent, par
l'étude et l'effort, à rencontrer, à encourager et à accompagner de leurs questions et
de leurs exigences humaines, les réflexions
de celles et de ceux qui, de l'intérieur, désirent rester fidèles à leur religion, tout en
élaborant des idées novatrices ; s'ils ont la
force et la patience, disions-nous, de vivre
cette rencontre sans compromission et ce
dialogue sans imposition, alors leur rôle est
inestimable. Tout commence par la nécessité de reconnaître à 1' autre et à sa tradition, respectivement la conscience critique
et l'énergie créatrice à même de leur permettre de se renouveler et d'enrichir les
termes du débat au cœur de nos sociétés.
De plus en plus de citoyens développent
cette attitude responsable et positive à
l'égard de leur concitoyen(ne)s musulman
(e)s à l'instar de la féministe Christine Delphy qui posait récemment la question :
« un féminisme non pas contre mais avec
l'islam : pourquoi pas ? "· Loin des préjugés et des apparences vestimentaires, mais
en brandissant haut les revendications et
les droits inaliénables pourquoi pas, au
fond?
Tariq Ramadan

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AN -NASR Vendredi

l~

Bulletin de formation et
d' informatiçn de 1'AEEMB
~ 01 BP 1817 Ouagadougou 01
~~
T~l / Fax : 50-36-27-89
n~ -mail: aeemb ce@hotmail.com

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An-n<!s~ vend;·edi n·016 du 07 m'li 2004
... 74 ... P~ix 50 Fcfu
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